L’abandon de Lieux par Perec en septembre 1975 n’entraîne pas pour autant sa disparition de l’œuvre. Sans parler des très nombreux relais du texte, réemplois de la méthode, retombées du dispositif (directs ou indirects, littéraires ou artistiques), sans compter les contiguïtés, les parentés ou les voisinages avec d’autres textes contemporains ou ultérieurs qui font de ce vaste projet autobiographique abandonné en réalité une matrice féconde, Perec entreprend concrètement, à partir de 1977, de rouvrir quelques enveloppes et de publier certains des « réels » de Lieux (et peut-être l’aurait-il fait pour tous à terme), sans doute opportunément pour commencer, ou avec le projet limité de ne publier ces textes qu’en revue ou dans des journaux (démarche peut-être accordée dans son esprit avec leur humilité référentielle), puis – tant il est vrai que chez Perec le fragment ne se conçoit que rarement sans la totalité – avec l’ambition d’un nouveau dispositif nommé Tentative de description de quelques lieux parisiens qui aurait lui-même pris place dans un ensemble plus vaste encore intitulé Les Choses communes.
Le dénominateur commun à tous les opus de ce nouveau projet séquentiel des Choses communes, dont la naissance est contemporaine de Lieux et le développement même inabouti légèrement postérieur, eût sans nul doute été l’exploration de l’infra-ordinaire, notion certes élaborée et théorisée au sein de Cause commune (ce que la paronymie du titre perecquien – Choses communes, Cause commune – en un sens reconnaît) mais que Lieux, au fond, explore chronologiquement en amont – et même plus largement en en combinant les potentialités sociologiques (« réels ») à d’autobiographiques (« souvenirs »). Interrogé par Monique Pétillon pour Le Monde en 19781 sur le sous-titre de Je me souviens récemment paru (Les Choses communes I), Perec explique qu’à Cause commune « on voulait faire une sorte de sociologie de la vie quotidienne et l’un des thèmes était le bruit de fond, c’est-à-dire ce qui se passe quand il ne se passe rien, ce qu’on appelait l’“infra-ordinaire” » ; puis, après s’être expliqué sur Je me souviens, il complète un peu après : « Le deuxième volume s’appelle les Lieux où j’ai dormi. Le troisième est inspiré par un livre japonais du xe ou du xiie siècle, les Notes de chevet, de Sei Shônagon […]. Le quatrième livre s’appellera sans doute Tentative de description de quelques lieux parisiens. Pendant six ans, je suis retourné dans des endroits précis et j’ai essayé de dire ce que je voyais. En retrouvant ces textes, on voit comment ces lieux ont changé et ma manière de voir aussi. »
Antérieurement à ce plan de 1978, cinq ans plus tôt très précisément, dans un gros cahier relié qui lui servira surtout à noter ses « Je me souviens », Perec écrit sur la couverture : « Choses », puis sur la page de titre : « 1973 / Choses communes / Espèces d’espaces »2 (ce qui pourrait indiquer que dans son esprit Espèces d’espaces, alors mis en chantier, appartenait de plein droit à ces Choses communes, voire en était l’inauguration).
Ultérieurement, dans une nouvelle « autobibliographie », Perec parlera du projet de L’Herbier des villes, commencé en 1979 et poursuivi jusqu’à la fin de sa vie, comme d’une « suite des Choses communes3 ».
On voit donc que ces Choses communes, dans la dernière phase du parcours de l’œuvre perecquien, sont un chapitre à très large empan, même s’il demeure aujourd’hui parcellaire et bien lacunaire.
En ce qui concerne Tentative de description de quelques lieux parisiens, en relation de filiation directe avec Lieux, le projet de rassembler tout ou partie des « réels » peut en fait être tracé dès la fin de l’année 1976, puisque dans sa « Tentative de description d’un programme de travail pour les années à venir », datée de décembre de la même année, il consigne en cinquième place : « Tentative de description de quelques lieux parisiens » (en reprenant alors et peut-être pour la première fois, mais pour l’élargir, le titre de l’expérience menée place Saint-Sulpice en 1974 et publiée en 1975 dans Cause commune : Tentative d’épuisement d’un lieu parisien) : « Ce projet qui devait s’étendre sur 12 ans est pratiquement abandonné et transformé : les “lieux” dont il était question sont abordés selon des perspectives différentes : ainsi j’ai écrit un poème (La Clôture) sur la rue Vilin, j’ai fait un film (Les Lieux d’une fugue) sur le carrefour Franklin-Roosevelt, j’envisage une émission de radio sur Mabillon. Néanmoins, des textes existent déjà abondamment et il serait peut-être intéressant de les rassembler, de les trier et d’en commenter quelques-uns4. » Ce sont là quelques indications, sommaires certes mais significatives, de ce que Perec envisageait dans un premier temps quant au réemploi ou au devenir de Lieux : rassembler et trier (ce qu’il fera) mais aussi commenter, ce dont il se dispensera, préférant finalement laisser parler seuls les textes et abandonnant cette tentation du « métadiscours » dont Lieux porte la trace dès le début (tout comme W ou le souvenir d’enfance l’avait également portée un moment).
Rien n’interdit de penser qu’à ce stade, les « souvenirs » auraient peut-être été inclus dans le projet.
Mais entre 1977 et 1980, Perec ne publie que cinq séries de « réels » tirés de Lieux et aucun « souvenir » : « Guettées », « Vues d’Italie » et « La rue Vilin » en 1977 ; « Allées et venues rue de l’Assomption » en 1979 ; « Stations Mabillon » en 1980, sous-titré « Tentative de description de quelques lieux parisiens, 5 ».
En comparant les textes originaux aux textes publiés, le lecteur pourra aisément constater que dans l’esprit de l’auteur, les « réels » ne se réduisent certainement pas à la simple consignation, à un enregistrement brut de la réalité, du visu (et semblable constat pouvait être déjà tiré d’une comparaison entre les prises de notes et les états recopiés de certains « réels »), mais supposent lors du passage à la publication un véritable travail d’élaboration écrite. D’un état l’autre, on constate en effet des ajouts (mais aussi des oublis !), des clarifications, des précisions (qui parfois supposeraient presque un retour de Perec sur place ou des vérifications sur plan), toute une dimension pragmatique assez souvent absente de textes initialement rédigés comme des brouillons pour soi ; la réécriture, sans être massive et pour hétérogène qu’elle soit puisque dispersée dans le temps et dans des supports divers (les protocoles sont variables, par exemple pour les titres cités), est patente en de nombreux endroits et se vérifie principalement dans la mise en ordre paragraphique (même si le texte reste parfois listique et se passe très souvent de retraits en début de paragraphe ou de ligne, pour des raisons en général peu compréhensibles) ou en amélioration stylistique ; les éléments graphiques (plans, schémas, dessins) ne sont pas repris mais transformés en équivalents descriptifs ou typographiques (usage des majuscules par exemple pour rendre des enseignes) : les « lieux » publiés paraissent alors soumis à un primat du scriptural excluant la mixité générique – et l’imitation du Stendhal dessinateur-illustrateur de la Vie de Henry Brulard, plusieurs fois constatée dans les textes originaux, est alors systématiquement gommée ; surtout, un assez net infléchissement sociologique se produit, amené principalement par l’effacement de nombreuses traces autobiographiques, intimes ou personnelles (même s’il en subsiste) qui parfois étaient présentes dans les « réels » de Lieux (c’est par exemple patent dans « La rue Vilin ») – ou parfois par anonymisation de certaines personnes citées, « impersonnalisation » du ton (laquelle s’accentue au fil des années et des réécritures). Il est en dernier ressort effectivement révélateur que Perec n’ait jamais songé à réutiliser un seul des « souvenirs » de Lieux, soit sa part la plus explicitement intime (et même par bien des aspects inédite). On pourra y voir a minima une forme de pudeur, de retenue… Ou surtout constater que l’autobiographie, même « détournée », même « oblique », demeure bien chez Perec, comme le remarquait Philippe Lejeune, une caractéristique médiane, un projet du milieu de l’œuvre et non, comme chez beaucoup d’autres, le retour sur soi terminal d’un œuvre maturé, le mouvement de fond de celui-ci allant plutôt vers une forme d’extériorisation, de sortie ou d’oubli de soi, où la dimension « sociologique », sinon « anthropologique », comprise ici dans son acception perecquienne (telle que « Note sur ce que je cherche » – recueilli en tête de Penser / Classer – ou « Approches de quoi ? » – en tête de L’Infra-ordinaire – les définissent par exemple), devient emblématique d’une espèce de leçon de vie.
Nous republions ici les textes tels qu’ils ont paru originellement en revue dans l’ordre chronologique de ces parutions – exception faite de « La rue Vilin », repris non de L’Humanité où il avait d’abord paru mais du volume posthume L’Infra-ordinaire de « La Librairie du xxe siècle » où il avait été réédité –, avec toutes leurs particularités, notamment typographiques (même si changeantes d’une série à l’autre), et à quelques minimes corrections et harmonisations d’usage près. Le Fonds Georges Perec de la Bibliothèque de l’Arsenal conserve les tapuscrits de Perec ayant précédé ces publications, trois conservés dans une chemise intitulée « Tentatives de description de quelques lieux parisiens 1969-1975 » (FGP 118, 8, 1, 1-14 pour « Allées et venues rue de l’Assomption » ; FGP 118, 8, 2, 1-15 pour « Guettées » ; FGP 118, 8, 3d, 1-9 pour « La rue Vilin »), deux autres ailleurs (FGP 48, 2, 3, 7, 1-8 pour « Stations Mabillon » ; FGP 48, 6, 6, 1-12 pour « Vues d’Italie »).
1 « Ce qu’il se passe quand il ne se passe rien », numéro du 10 février – repris dans ECTRI, p. 293-295.
2 Cote : FGP 59, 1.
3 « Questions / Réponses », Action poétique n° 81, mai 1980 ; repris dans ECTRI, p. 482.
4 Texte repris dans ECTRI, p. 921-922.