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« La rue Vilin »

L’Humanité, 11 novembre 1977, p. 2 ; repris dans l’infra-ordinaire, Paris, Seuil, « La Librairie du xxe siècle », 1989, p. 15-31

1

Jeudi 27 février 1969
Vers 16 heures

La rue Vilin commence à la hauteur du n° 29 de la rue des Couronnes, en face d’immeubles neufs, des HLM récentes qui ont déjà quelque chose de vieux.

Sur la droite (côté pair), un immeuble à trois pans : une façade sur la rue Vilin, une autre sur la rue des Couronnes, la troisième, étroite, décrivant le faible angle que font les deux rues entre elles ; au rez-de-chaussée, un café-restaurant à la devanture bleu ciel agrémentée de jaune.

Sur la gauche (côté impair), le n° 1 a été ravalé récemment. C’était, m’a-t-on dit, l’immeuble où vivaient les parents de ma mère. Il n’y a pas de boîtes aux lettres dans l’entrée minuscule. Au rez-de-chaussée, un magasin, jadis d’ameublement (la trace des lettres meubles est encore visible), qui se réinstalle peut-être en mercerie à en juger par les articles que l’on voit en devanture. Le magasin est fermé et n’est pas éclairé.

Du n° 2 parvient une musique de jazz, du revival (Sidney Bechet ? ou, plutôt, Maxim Saury).

Du côté impair :

un magasin de couleurs
l’immeuble n° 3, récemment ravalé
Confection Bonneterie
« au bon travail »
« laiterie parisienne »

 

À partir du n° 3, les immeubles cessent d’être ravalés.

Au 5, une teinturerie « Au Docteur du Vêtement », puis : besnard Confection

En face, au 4 : Boutonniériste

Au 7, enseigne de métal découpé : pompes

sur la façade Pompes Couppez et Chapuis : le magasin a l’air fermé depuis longtemps.

Puis, toujours du côté impair, une petite boutique non identifiable.

Au 9, Restaurant-Bar « Marcel »

Au 6, Plomberie Sanitaire

Au 6, Coiffeur « Soprani »

Aux 9 et 11, deux boutiques fermées

Au 11, « Vilin Laverie »

Une palissade de béton, après le 11, fait le coin de la rue Julien-Lacroix.

Au 10, « Parage de peaux à façon »

Au 10, une ancienne papeterie mercerie

Au 12, faisant le coin : « H. Selibter », Pantalons en tous genres.

Il y a des voitures presque tout le long du trottoir impair.

La pente reste sensiblement la même (assez forte) sur toute la rue. La rue est pavée. La rue Julien-Lacroix la croise à peu près au milieu de sa première – et plus longue – portion.

Au croisement (côtés pairs des deux rues), une maison en réfection avec un balcon de fer forgé au premier et la mention, deux fois répétée :

attention escalier

Il n’y a pas trace d’escalier ; on comprend un peu plus tard qu’il s’agit des escaliers qui terminent la rue : pour une voiture, à partir de la rue Julien-Lacroix, la rue Vilin devient une impasse.

Au croisement (côté impair de la rue Vilin, côté pair de l’autre), un magasin d’alimentation dépositaire des Vins Préfontaines (à en croire un panonceau sur la porte) et des Vins du Postillon (d’après la toile pare-soleil).

Au 19, une longue maison à un seul étage.

Au 16, un magasin fermé qui aurait pu être une boucherie.

Au 18, un hôtel meublé flanqué d’un café-bar : « Hôtel de Constantine ».

Au 22, un vieux café, fermé, sans lumières : on distingue une grande glace ovale au fond. Au-dessus, au deuxième étage, un long balcon de fer forgé, du linge qui sèche. Sur la porte du café, un écriteau :

la maison est fermée le dimanche

Au 24 (c’est la maison où je vécus) :

D’abord un bâtiment à un étage, avec, au rez-de-chaussée, une porte (condamnée) ; tout autour, encore des traces de peinture et au-dessus, pas encore tout à fait effacée, l’inscription

coiffure dames

Puis un bâtiment bas avec une porte qui donne sur une longue cour pavée avec quelques décrochements (escaliers de deux ou trois marches). À droite, un long bâtiment à un étage (donnant jadis sur la rue par la porte condamnée du salon de coiffure) avec un double perron de béton (c’est dans ce bâtiment-là que nous vivions ; le salon de coiffure était celui de ma mère).

Au fond, un bâtiment informe. À gauche, des espèces de clapiers.

Je ne suis pas rentré.

Un vieil homme, venant du fond, a descendu les trois marches qui menaient à « notre » logement. Un autre vieil homme est entré avec un lourd ballot (de linge ?) sur le dos. Puis, à la fin, une petite fille.

Au 25, en face, une maison à double porche donnant sur une cour longue et sombre et un magasin qui semble fermé mais d’où émane un bruit régulier : comme des coups de marteau, mais plus « mécanique » et moins fort ; à travers une vitre sale, on peut identifier une machine à coudre, mais nul artisan.

Au 27, un magasin fermé « La Maison du Taleth » avec, encore visibles, des signes hébraïques et les mots mohel, chohet, librairie papeterie, articles de culte, jouets sur une façade d’un bleu délavé.

À l’emplacement du 29, une palissade en moellons d’un blanc récent. Des traces de chambres à papiers peints jaunes et jaunis sont visibles sur le flanc du 31.

Le 31 est une maison condamnée. Les fenêtres des deux premiers étages sont bouchées. Il y a encore des rideaux au troisième. Au rez-de-chaussée un magasin condamné

forcelumière
a. martin
bobinage moteur
installation générale d’usine

Au 33, un immeuble condamné.

La rue fait alors, sur la droite, un angle d’environ 30°. Du côté pair, la rue s’arrête au n° 38 ; il y a ensuite une cabane de briques rouges, puis l’arrivée d’un escalier venant du passage Julien-Lacroix qui part lui aussi, mais un peu plus bas que la rue Vilin, de la rue des Couronnes. Puis un grand terrain vague, avec des caillasses et des herbes pelées.

Du côté impair, la rue fait, à la hauteur du n° 49, sur la gauche, un deuxième angle, également d’environ 30° : cela donne à la rue l’allure générale d’un S très allongé (comme dans le sigle  ).

Du côté impair, la rue se termine à la hauteur des nos 53-55 par un escalier, ou plutôt par trois escaliers esquissant eux aussi une double sinusoïté (moins la forme d’un S que celle d’un point d’interrogation à l’envers).

Le 49 est une maison jaune avec un deuxième étage mansardé en zinc. Deux fenêtres au premier. À l’une (celle de droite pour moi), une vieille dame qui me regarde. Au rez-de-chaussée, il y avait (autrefois ?) une « entreprise de maçonnerie ».

Au 47, une maison condamnée avec des traces de peinture rouge sur les murs. Au 45, un magasin fermé et un immeuble à trois étages qui fut l’

hôtel du mont-blanc
Chambres et Cabinets Meublés

Au 34, un ancien Vins et Liqueurs.

Partout des fenêtres aveugles.

Au 53-55, il y avait un Vins & Charbons « au repos de la montagne » : l’immeuble s’est fendu en son milieu, de haut en bas, le 5-4-68 (ce sont les dates inscrites sur les plâtres-tests). On a muré les trois portes aux trois fenêtres au premier.

En haut des escaliers, on arrive à un petit carrefour donnant sur la rue Piat à gauche, la rue des Envierges en face, la rue du Transvaal à droite. Au croisement de la rue des Envierges et de la rue du Transvaal, il y a une belle boulangerie ocre. Le long de la balustrade de l’escalier, à côté d’un lampadaire, il y a un vélomoteur bariolé de couleurs vives imitant une peau de fauve. Deux Algériens s’accoudent un instant. Deux Noirs montent les escaliers. Malgré le temps plutôt couvert, on découvre un panorama assez vaste : des églises, de hauts immeubles neufs, le Panthéon ?

Dans le terrain vague, deux enfants se battent en duel avec des épées-tringles.

À sept heures du soir, je suis repassé, presque en courant, pour voir à quoi la rue Vilin ressemblait la nuit tombée. Il y a très peu de fenêtres allumées – à peine deux par immeuble – dans la portion supérieure de la rue, mais davantage au début. Le vieux café du 22 était allumé, plein d’Algériens. C’est également un hôtel (j’ai vu un écriteau « Prix des Chambres »).

Plusieurs magasins que j’avais cru définitivement fermés sont éclairés.

 

2

Jeudi 25 juin 1970
Vers 16 heures

On installe le marché sur le boulevard de Belleville. Travaux de voirie qui se continuent rue des Couronnes. Immeuble en construction au coin de la rue J.-P. Timbaud. Tout un pâté de maisons détruit au coin de la rue des Couronnes. Un peu plus loin sur le boulevard, des cars de CRS (incidents récents entre Juifs et Arabes).

La rue Vilin est en sens interdit ; on ne peut la monter. Les voitures sont garées du côté impair.

Le 1 et le 3 sont ravalés. Au 1, il y a un magasin d’alimentation fermé et une mercerie encore ouverte. Au deuxième étage, un homme est à sa fenêtre.

Au 3, un magasin de couleurs et une bonneterie. La marchande du magasin de couleurs me prend pour un officiel :

–Alors, vous venez nous détruire ?

Au 2, un café-restaurant, au 4, un boutonniériste. Travaux de voirie : installation du gaz de Lacq.

Au 5, « Laiterie Parisienne », « Au Docteur du Vêtement », Teinturerie Réparations. « Besnard Confection ».

On entend venant de plus haut de la musique arabe.

Au 6, Plomberie Sanitaire. Coiffure « A. Soprani », Nocturne le Jeudi (le magasin semble refait à neuf).

Au 7, « Pompes couppez » (fermé) : deux étages sur trois sont murés. Un autre magasin fermé. Une petite annonce aux crayons-feutres, effacée sauf le rouge : Je vendsmardi mercredi

Le 8 est une maison à trois étages, avec deux femmes aux fenêtres. Au 9, le restaurant-bar marcel et une boutique fermée. Au 10, fermé, « Parage de Peaux à Façon » et fermée également une papeterie-mercerie. Au 11, un magasin fermé ; au 13, une laverie à la façade d’un bleu délavé. Un appartement est muré au second étage. Le 12 est un immeuble de cinq étages. Au rez-de-chaussée, « Selibter », Pantalons en Tous Genres. Au 14, une maison condamnée et aussi au 15 (croisement de la rue Julien-Lacroix). Au 16, une ancienne boucherie ? Au 17, un ancien magasin d’alimentation est devenu un bar-café (on a peint « bar café » en blanc sur la porte). Au 18 : « Hôtel de Constantine » Hôtel meublé Café-Bar. Le 19, le 21 et le 23 sont des maisons à un étage, délabrées ; le 20 est une maison de quatre étages, délabrée, le quatrième étage semble condamné. Au 22, un café-hôtel ? Au 24, dans la courette, il y a un chat sur une soute à charbon. L’inscription coiffure dames est encore visible. Affiches du PC. Au 25, un magasin fermé. Au 26, un rez-de-chaussée condamné. Au 27, un magasin fermé. Puis, jusqu’au n° 41, une palissade en ciment. Au 30, une maison de deux étages, partiellement murée ; un magasin de mode. Au 32, des boutiques condamnées (Vins & Liqueurs). Le 34 est presque entièrement muré. Après le n° 36 commence le terrain vague.

Du n° 41 au n° 49, presque tous les immeubles sont murés, dont, au n° 45, l’« hôtel du mont-blanc ». Au n° 49, une maison jaune, ancienne maçonnerie, il y a une dame à la fenêtre du premier. Le 51, le 53, le 55 sont des survivances (« à la montagne », Vins & Liqueurs).

 

3

Mercredi 13 janvier 1971

Froid sec. Soleil.

Au-dessus de la porte du n° 1, il y a un fronton triangulaire. Le magasin de gauche, peint en bleu, avec une tente rouge déchirée pendante, est fermé. Le magasin de droite vend peut-être des fournitures pour tailleurs. Au n° 3, un magasin de couleurs et « Au bon accueil », Confection, Bonneterie. Au n° 2, café-restaurant. Au n° 4, boutonniériste. Au n° 5, « Laiterie Parisienne » et « Au Docteur du Vêtement », Teinturerie, Pressing, « Besnard, Confection ». Au 7, un immeuble démoli, avec une palissade sur laquelle La Cause du peuple est affichée. Au 6, Plomberie Sanitaire et Coiffure. Au 9, un café restaurant bar : « marcel’s », et un magasin fermé. Au 11, un magasin fermé et « vilin-laverie » (au coin de la rue Julien-Lacroix) :

Pour Expropriation
Fermeture Définitive
le 24 Décembre

Au 10, « Parage de peaux à façon » et une papeterie-mercerie fermée. Au 12, Pantalons en tous genres. Au 14, une maison fermée, au 15, une maison démolie. Au 17, Bar Caves ; sur la tente : « chez haddadi farid » ; sur la porte :

Novo Otvoren
Jugoslovenski
Cafe-restoran
Kod Milene

La boucherie verte est fermée, ainsi qu’un autre magasin. Au n° 18 : « hôtel de constantine », café-bar ; au 22, un hôtel-café ; au 19 et au 21, maisons condamnées ? au 26 ? Au 24 : coiffure dames (pas le magasin, seulement la trace de l’enseigne peinte sur le mur) ; dans la cour du 24, des poutrelles de métal ; des ouvriers en face réparent un toit (d’un immeuble rue des Couronnes ?) Au loin des grues.

25, 27 : des magasins fermés ; à partir du 27 : des palissades. Au 28, une maison encore habitée ; au 30, un magasin de modes avec l’inscription modes en anglaises ; au 32 : Vins & Liqueurs fermé. Le 34 et le 36 sont des taudis. Du 36, une dame sort : elle vit là depuis 36 ans ; elle n’était venue que pour trois mois ; elle se souvient très bien de la coiffeuse du 24 :

–Elle n’est pas restée très longtemps.

Le 41, le 43, le 45 (« Hôtel du Mont-Blanc »), le 47 sont des immeubles bouchés. Ensuite des palissades.

Des voitures tout au long de la rue. Quelques passants.

Au 49, une dame tousse à la fenêtre. Le 51 est une maison condamnée. Le 53-55 (« Le Repos de la Montagne », vins) est fermé. Tout en haut un terrain vague. Un hangar avec un panonceau neuf :

 

applications plastiques

 

4

Dimanche 5 novembre 1972
Vers quatorze heures

 

Le n° 1 est toujours là. Le 2, le 3 : couleurs et confection « Au bon accueil » ; le 4 : Boutonniériste (fermé) ; le 5 : Laiterie devenue plomberie ? Le 6 : coiffure. Le 7 détruit. Le 8, le 9 ? Le 10 : parage de peaux ; le 11 détruit ; le 12 : « Selibter », le 13 détruit ; le 14 : un immeuble détruit, une boutique encore debout ; le 15 entièrement détruit. Le 16 ? Le 17 : bar-caves. Le 18 : « Hôtel de Constantine ». 19 ? 20 ? 21 détruit. 22 : Hôtel-café. 23 ? 24 toujours intact, 25 : un magasin fermé ; 26 : des fenêtres murées, 27 muré, 28, 30, 36 toujours debout.

Un chat tigré et un chat noir dans la cour du 24.

Après le 27, côté impair, plus rien ; après le 36, côté pair, plus rien. Sur l’immeuble du no 30, des affiches de Johnny Halliday.

Tout en haut : applications plastiques.

Dans le terrain vague il y a un chantier de démolitions.

Des pigeons, des chats, des carcasses de voitures.

J’ai rencontré un enfant de 10 ans ; il est né au 16 : il part dans son pays, Israël, dans huit semaines.

 

5

Jeudi 21 novembre 1974
Vers 13 heures

Les HLM en bas de la rue des Couronnes sont terminées.

Le bas de la rue Vilin semble encore un peu vivant : tas d’ordures amoncelées, du linge qui pend aux fenêtres.

Le 1 est encore intact. Au n° 7, il y a un terrain vague et une palissade ; « Besnard Confection », au 5, est fermé ; au 9, le restaurant bar « marcel’s » est fermé ; au 6, il y a un magasin (de coiffure) ouvert et un magasin fermé ; au 4, un boutonniériste ?

Au croisement de la rue Vilin et de la rue Julien-Lacroix, il n’y a plus de debout que « Selibter », Pantalons ; les trois autres coins sont occupés, deux par des terrains vagues, l’autre par un immeuble entièrement muré.

Le 18 et le 22 sont des cafés hôtels encore debout, ainsi que le 20 et le 24.

Du côté impair, le 21 est en démolition (on voit des bulldozers, des excavatrices, des feux), le 23 et le 25 sont éventrés. Après le 25 plus rien.

À la place du 26, une petite remorque aménagée en cabane. Des carcasses de voitures.

Tas d’ordures non ramassées (rue Julien-Lacroix, des soldats du contingent remplacent les éboueurs en grève).

Un moineau mort au milieu de la chaussée.

Au n° 30, une affichette :

Bulletin municipal officiel de la ville de Paris
25-26-27 août 1974
Expropriation du 28 et 30
Création d’un espace libre public à Paris 20e

Rien au-delà du 30. Des palissades, des terrains vagues où s’affairent des casseurs de voitures. Des affiches électorales sur les palissades.

 

6

27 septembre 1975
Vers 2 heures du matin

La quasi-totalité du côté impair est couverte de palissades en ciment. Sur l’une d’elles un graffiti :

travail = torture