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« Stations Mabillon »

(Tentatives de description de quelques lieux parisiens, 5)

Action poétique, no 81, 2e trimestre 1980, p. 30-37

1. 31 janvier 1969

18 heures. Au café « L’Atrium », au bout de la terrasse sur le boulevard Saint-Germain.

L’axe de mon regard tombe sur l’enseigne rouge de la « Rhumerie Martiniquaise », traçant une ligne imaginaire à peu près perpendiculaire à la rue de Buci et qui peut prendre en enfilade le boulevard Saint-Germain dans la direction de Saint-Germain-des-Prés.

Le café est à peu près plein. La nuit est tombée. Il fait beau. Le ciel est violet.

La circulation sur le boulevard (en sens unique, venant sur moi) est fluide. Foule mesurée sur les trottoirs.

En face, au croisement de la rue du Four et du boulevard, une banque, la B.N.P., à peine éclairée, rez-de-chaussée d’une maison grise. Deux fenêtres sont allumées au premier, deux au quatrième.

Plus loin la carotte d’un tabac (le « Saint-Claude ») dont on distingue vaguement la terrasse couverte.

(Parmi les passants, une amie, depuis longtemps presque perdue de vue, qui me fait un signe de tête, puis poursuit son chemin.)

Au premier plan, sur le trottoir, des piquets qui, s’ils portaient leurs chaînes, interdiraient, ou plutôt rendraient plus difficile, de traverser le boulevard à cet endroit.

Un arbre, dans sa grille, porte deux affiches pour des bals de grandes écoles (l’une porte la photographie de Line et Willy ; l’autre, orange et mauve, à ambition psychédélique, laisse voir le mot « Équipement »).

En regardant le trottoir opposé :

L’immeuble blanc, de la « Librairie du Tourisme » (cartes Taride).
Un immeuble, noir, dont les fenêtres du premier étage portent les marques L.D., dont le rez-de-chaussée est masqué par une palissade portant trois grandes affiches : Barbara à l’Olympia (longue et noire la main haut levée) ; Inno BJ, annonçant deux nocturnes par semaine (mercredi de 9 h 15 à 22 h, vendredi de 10 h à 20 h 45) et Potage Liebig quand on l’ouvre c’est déjà… Les derniers mots et tout le bas de l’affiche sont recouverts d’affichettes jaunes et vertes.
« Lip’s » tailleur : au premier étage, une enfilade de complets.
Un éventaire de journaux avec une toile jaune marquée Paris-Presse.
« Buci », tailleur.

Puis, de l’autre côté, rue de Buci :

Un maroquinier offrant des Soldes.
Location d’Habits.
« Il Teatro ».
« Au Cor de Chasse », location d’habits.
Le café « Le Mabillon », avec son marchand de crêpes et un éventaire d’huîtres, bleu, fermé.

Revenant sur le boulevard, au-delà du « Mabillon » Café-Glacier :

L’enseigne de la « Rhumerie ».
Le « Wimpy » de Jacques Borel.
Plus loin un autre café.

18 h 35. Du café « Le Mabillon ».

Cinq cars de police grillagés, venant de la rue du Four, passent sur le boulevard Saint-Germain.

Au premier plan une rangée de tables et de chaises.

Un arbre, sans sa grille, porte deux affichettes, l’une concernant Je ne veux pas mourir idiot au Théâtre des Arts, l’autre appelant à la « Nuit de la céramique », le 1er février, dans les salons du George-V, entrée 20 F, étudiants 12 F.

Puis la double ligne jaune remplaçant le passage clouté.

En face :

En tournant la tête vers Saint-Germain-des-Prés :

La carotte d’un tabac.
Un magasin à l’enseigne ovale que je ne parviens pas à déchiffrer.
« La Gaminerie ».
Deux autres magasins, sans doute eux aussi consacrés à l’habillement.
La B.N.P. toujours aussi médiocrement éclairée.
La rue du Four paraît sombre.
Un magasin de chaussures, « TILL » chausse les Jeunes, à la devanture bleu ciel.
Une affiche représentant, me semble-t-il, des oiseaux très stylisés.
« La Pergola » Tuborg Service à toute heure Snack B(ar) Restaurant (le A et le R du BAR restant pour moi cachés par l’indication MÉTRO que surmonte un gros globe jaunâtre).
On distingue (mais c’est parce que je le sais) l’étal du vendeur de journaux à côté de la sortie du métro.

Puis la rue (de Montfaucon) menant au Marché Saint-Germain. Tout au fond une pizza (enseigne rouge laissant place à un signe bleu que je ne parviens pas à lire), un bar, signalé par deux panneaux de néon scintillant dessinant deux rectangles, une autre enseigne, ronde, tournant sur son axe, un signe ELF, une enseigne blanche que je vois déformée (effet d’anamorphose) puis, à nouveau, le café « L’Atrium », et l’horloge du carrefour marquant 18 H 50.

La vitre séparant la salle du comptoir est en verre dépoli à incrustations coloriées, d’inspiration cubiste, telle qu’on devait en faire, j’imagine, vers 1930. De même la porte des Toilettes-Téléphone qu’entoure une gigantesque photographie de l’Île de la Cité.

Le café vaut 1 F 50. (il valait 1 F 35 à « L’Atrium »).

19 h. Café-Tabac Le Diderot1 

Il y a ici beaucoup plus de monde ou en tout cas d’animation.

Je me suis installé, non à la terrasse, mais dans la salle ; c’est à peine si je distingue la rue.

Dans le reflet d’une glace, je distingue l’enseigne d’un restaurant chinois qui doit en fait se trouver derrière moi (peut-être à côté du bar « Le Village » ?).

Je parviens aussi à voir l’enseigne du « Wimpy », en face, assez loin, et peut-être quelque chose qui serait la « Galerie du Siècle » ; j’arrive même à voir un morceau de l’enseigne de la « Rhumerie », en me penchant et s’il n’y a pas d’autobus à ce moment-là sur le boulevard.

Il y a des débuts d’embouteillage.

J’ai traversé le boulevard (venant du café « Le Mabillon ») en me faufilant entre les voitures, juste avant une voiture de pompiers ou de police-secours hurlant pour passer.

La plupart des consommateurs ont des visages qui me semblent familiers.

Je bois un coca-cola.

 

2. Lundi 8 juin 1970. Minuit. (En rentrant rue de Seine.)

Il y a trois cars de gardes-mobiles au carrefour Mabillon. Sur le trottoir à côté de « La Pergola », quelques gardes-mobiles, calot sur la tête, matraque au côté, semblent plaisanter avec des leurs en civil.

Des gens aux terrasses des cafés.

Chaleur. Orage.

Images du temps.

 

3. Samedi 12 juin 1971. Vers 15 heures

Café « L’Atrium ».

Un car de police gris vient de s’arrêter à la hauteur du magasin de vêtements « Lip’s ». En sont descendues des flics femelles carnet de contraventions à la main.

À côté de « Lip’s », un immeuble noir en réfection ou en démolition. Sur la palissade qui masque son rez-de-chaussée, trois publicités, une pour La Maison sous les arbres (titre masqué par une série de portraits jaunes sous lesquels je crois lire « Passionaria »), la seconde pour Taking off, la troisième pour On est toujours trop bon avec les femmes (titre masqué par des points d’interrogation blancs et violets dont je sais – pour l’avoir vue de plus près il y a un instant – qu’il s’agit d’une affiche invitant à un débat public avec Laurent Salini – P.C.F.).

Au croisement Buci-Saint-Germain, un pylône portant à son sommet un drapeau tricolore et au tiers de sa hauteur un panneau pour l’exposition Rouault.

Au premier plan, des chaînes empêchant de traverser le boulevard. On y a accroché des petits panonceaux pour la revue CREE « la première revue française de design d’art et d’environnement contemporain » ; la couverture de la revue représente une palissade.

Circulation fluide.

Peu de monde dans le café.

Pâle soleil perçant sous les nuages. Temps frais.

Les gens : généralement seuls, maussades. Parfois en couples. Des jeunes mères avec leurs jeunes enfants ; des filles, par deux ou trois ; rares touristes. Imperméables longs, beaucoup de vestes ou chemises militaires (américaines).

Kiosque à journaux en face :

Automobile : Le Mans
Romy Schneider inculpée !
Week-end : une caméra révèle les gagnants
(j’ai encore une bonne vue !)

 

Encore un car de flics (le troisième depuis mon arrivée).

Passe d’un pas un peu traînant un ami que je rencontre souvent flânant ainsi dans les rues.

(Esquisse d’une typologie de la marche ? La plupart des passants flânent, traînent, semblent n’avoir pas d’idée précise quant à l’endroit où ils vont.)

Un couple en terrasse me masque la vue.

Il se met à pleuvoir.

 

4. 5 septembre 1972. 18 h 45

Venu de chez Julliard, puis de chez Nadeau par la rue de Condé, la rue des Quatre-Vents, le Marché Saint-Germain, la rue Clément, la rue ? (de Montfaucon).

Il fait très beau, très doux. La terrasse du café (celui que j’appelle l’« Aquarium », mais qui s’appelle l’« Atrium ») est presque bondée. Plein de gens dans les rues. Des enseignes lumineuses déjà allumées rue du Four. L’immeuble Taride ; au premier les lettres LD ; au rez-de-chaussée, des palissades avec des publicités : Hush Puppies les chaussures qui aiment la vie ; plus que jamais la laine est vraie (un berger à béret tenant un agnelet) ; le magasin à côté s’appelle « Lip’s » (des vêtements sans doute) ; en face, mât blanc portant à son sommet un drapeau tricolore et sur son tiers inférieur une affiche de l’exposition Georges La Tour à l’Orangerie. Puis magasin « Buci ». En face, rue de Buci : café « Le Mabillon », « Au Cor de Chasse » Location d’habits, « Il Teatro », Location d’habits « Jean-Jacques » ; des magasins indiscernables, partiellement masqués à ma vue par une cabane à journaux que jouxte un parasol jaune, vert, rose et bleu dont les rabats portent l’inscription « FRANCE-SOIR ». Foule toujours. Beauté des femmes, parfois, souvent. Les habituels couillons krishnamurtiques ou leurs émules défilent en face, frappant dans leurs mains. Un camion vert, genre anglais, crée un petit embouteillage. Klaxons. Camion jaune des Postes. Autobus 63. De l’autre côté, vers la rue du Four, en face de la banque B.N.P., Darras et Jouanin ont entrepris des travaux de voirie. Immense camion jaune, déménagements Eurovan. Juste devant le café, à ma gauche, mât et affiche pour le Sicob « Savoir c’est pouvoir », dessin de Folon (je crois). En face, à droite, à côté de l’immeuble « Taride », magasin, toujours de mode ; il s’appelle « Tac O Tac ». Plus loin, les Éditions Mazdéennes et le « Old Navy ». Boulevard Saint-Germain à gauche : arbres, et au-delà des arbres, en haut, la flèche d’ardoise de l’église Saint-Germain-des-Prés. Un 86. Repasse un même trio, dont une femme toute de skaï (?) vert vêtue. Camion noir S.N.C.F. Sirène quelque part : elle s’approche et passe : Électricité Secours (la portière latérale de la camionnette était ouverte, et j’ai lu en fait Électricisecours ou Électricicours). Gosses à vélo. Taxis. Camion jaune et bleu des déménagements Friteau (Armor).

ALLÔ S.O.S. 99. Scooter des postes. Devant le café : avertisseur d’incendie et horloge. 19 h 06. Plus loin : métro ; bâche jaune France-Soir d’un étal de journaux. « La Pergola » Bar-Snack. Rue du Four, à droite, cercle rouge et croix verte serpentée d’une pharmacie et rond de néon « Gavroche » (?) s’emplissant de points jaune ocre. Boulevard Saint-Germain : en face, « Le Mabillon », bière Adelshofen, la « Rhumerie Martiniquaise » (bâche ocre jaune rayée de bandes marron). Plus loin : Pizza (?) et « Chicago » (magasin de vêtements ?). Autobus 70. Autobus 86. Certains visages finissent par sembler familiers, peut-être parce qu’ils passent et repassent. Nulle accalmie dans la foule ni dans le flot de voitures. Des chaînes empêchent de traverser le boulevard. Camion de dépannage S.O.S. 99. Autobus 96. Accrochée au socle de l’horloge, affichette pour Strip-Tease de Mrozek. 19 h 16. Camion de déménagements Jancarthier. Camionnette lilas Sodifroid. Voiture jaune. Autobus 63. Autobus 86. Être maman c’est choisir Natalys. Boulevard Saint-Germain, à gauche, on distingue la carotte allumée d’un tabac (le « Saint-Claude »). Une violoniste joue à l’entrée du café, à quelques mètres, on ne l’entend que par bouffées méconnaissables (quand bien même s’approcherait-elle). Arrive J.L., barbu, sur sa moto noire.

 

5. 23 décembre 1974. 15 h 15

Café l’« Aérium » (sic).

Ciel incroyablement bleu.

L’immeuble « Taride » est toujours en travaux. Le rez-de-chaussée est recouvert d’une palissade sur laquelle il y a trois grandes affiches : Entre chien et loup (crépuscule sur des montagnes romantiques ; au fond la silhouette de Mr. Sandeman) ; Le Retour du grand blond (film d’Yves Robert avec Pierre Richard : sur l’affiche celui-ci « joue du violon » avec une grande chaussure rouge) ; L’Homme au pistolet d’or (le dernier James Bond). Au-dessus, deux calicots : Hermann, Éditeur des Sciences et des Arts, annonce sa nouvelle adresse (293 rue Lecourbe) et l’immeuble, comprenant grande boutique, sous-sol, bureaux, appartement, en partie libre, est à vendre en entier.

Dans l’immeuble à côté (pour moi à sa droite : plus près de l’Odéon), la boutique « Tac O Tac » est en « liquidation totale avant travaux ». Plus loin, les Éditions Mazdéennes, l’« Old Navy », une parfumerie, le café « Le Mandarin », un magasin de modes.

À gauche, deux tailleurs : « Lip’s » et « Buci ».

Dans la rue de Buci : produits d’Auvergne, « Gérard Gil », (tailleur), « Jean-Jacques » (location d’habits), « Il Teatro », « Au Cor de Chasse » (location d’habits), café « Le Mabillon ». Puis le boulevard Saint-Germain, « La Rhumerie », la « Pizza Verdi », « Chicago » (modes), « M.G.B. » (modes). Deux panonceaux de l’Office du Tourisme de Paris (mâts supportant de grandes affiches) : l’une en face du magasin « Buci » : Dessins néo-classiques des musées de province ; l’autre en face du café (à côté de l’horloge) : Église Saint-Germain, Le Jeu de Daniel, avec Claude Piéplu et l’Ensemble Polyphonique de l’O.R.T.F.

À côté du premier mât, un kiosque à journaux (vu de dos) avec des affichettes s’inquiétant de l’exil de la princesse Grace, annonçant les célèbres prédictions de Madame Soleil pour 1975, soulignant que Spécial a donné les trois chevaux dans l’ordre et Week-end trois tiercés sur quatre.

Beaucoup de piétons.

En 1969, j’ai entrepris de décrire douze lieux parisiens plus ou moins précisément liés à certaines époques ou détails de ma vie. Je comptais pendant douze ans aller une fois par mois, à tour de rôle, dans un de ces lieux et écrire simplement, platement, ce que j’y verrais. Par ailleurs, chaque mois aussi, je tenterais de rassembler les souvenirs liés à l’un d’eux.

L’expérience s’est arrêtée en 1975 et a été relayée par d’autres formes de descriptions : poétiques et photographiques (La Clôture), cinématographiques (Les Lieux d’une fugue), radiophoniques (Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978).

Des 24 séries de textes issues de cette tentative, quatre ont d’ores et déjà été publiées : Guettées (Les Lettres nouvelles, 1977, n° 1), Vues d’Italie (Nouvelle Revue de psychanalyse, 1977, n° 16), La rue Vilin (L’Humanité, 11 novembre 1977) et Allées et venues rue de l’Assomption (L’Arc, 1979, n° 76).

 

NOTES

1 Le café-tabac s’appelle en fait « Le Saint-Claude » ; je m’obstine à l’appeler « Le Diderot », à cause de la statue. (N. de l’a.)