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« Vues d’Italie »

Nouvelle Revue de psychanalyse, automne 1977, no 16, p. 239-246

 

En 1969, j’ai entrepris de décrire douze lieux parisiens plus ou moins précisément liés à certaines époques ou détails de ma vie. Je comptais pendant douze ans aller une fois par mois, à tour de rôle, dans un de ces lieux et écrire simplement, platement, ce que j’y verrais. Par ailleurs, chaque mois aussi, je tenterais de rassembler les souvenirs liés à l’un d’eux.

L’expérience s’est arrêtée en 1975 et a été relayée par d’autres formes de description : poétiques et photographiques (La Clôture, sur la rue Vilin), cinématographiques (Les Lieux d’une fugue sur Franklin-Roosevelt), radiophoniques (sur Mabillon, en préparation).

Le texte qui suit est un des vingt-quatre issus de cette tentative.

 

I

2 avril 1969, vers six heures du soir.

Café « Le Canon », sur le segment compris entre le boulevard Blanqui et la rue Bobillot.

Sauf du sommet d’un immeuble, il n’existe pas d’endroit d’où l’on puisse voir d’une façon satisfaisante la place dans sa totalité.

D’où je suis, je découvre, dans l’ordre :

une colonne Morris dont la couronne est marquée Dubonnet. Y sont annoncés les concerts publics de l’O.R.T.F. pour le mois d’avril :
Berlioz, L’Enfance du Christ
L’Orchestre de Paris, direction Serge Baudo, soliste Alexis Weissenberg
Richter
Récital Benedetto Michelangeli

Je ne peux lire qu’incomplètement d’autres affiches (de théâtre) :

Daniel Gélin
Mathurins : Pour Karin ?
Théâtre municipal ? Le meilleur est le roi ?

Je reconnais une affiche de cinéma : Funny Girl.

À l’extrémité du terre-plein du boulevard Blanqui, un arrêt provisoire d’autobus (le 67), un monument commémoratif portant un buste en bas-relief.

De l’autre côté du boulevard, un café qui serait en quelque sorte l’homologue du café où je me trouve.

Puis un pâtissier-glacier.

La colonne Morris et la masse des arbres (bien que non encore feuillus) me cachent la majeure partie de la place jusqu’à la mairie du XIIIe arrondissement.

Sur le rond-point central, des petits arbres verts.

À côté de la sortie du métro Bobillot, l’éventaire d’un marchand de journaux, protégé par une toile bleue marquée France-Soir

(masqué par un car jaune et bleu dont ce semble être ici le terminus, mais qui repart bientôt par la rue Bobillot)

(puis par des autobus qui se succèdent : 67, 67, 57).

Un rideau de nylon jauni imitant une dentelle laide me masque à peu près toute la portion de la place entre la rue Bobillot et l’avenue d’Italie.

Il fait très clair. Il y a beaucoup de gens dans les rues. Il n’y en a pas tellement sur la terrasse (couverte) du café : je suis au fond de la terrasse ; au bord de la terrasse, devant moi, il y a deux vieilles Russes (ou Polonaises, ou Serbes, ou Bulgares ?) qui se lamentent et, également sur le bord, mais à l’autre extrémité, un consommateur. Puis arrive une jeune fille qui s’installe à la table à côté des deux vieilles Russes.

Il y a plus de monde au comptoir.

Un tilt « Big Chief » sur lequel personne ne joue.

Bordant le rond-point central, de courtes palissades alternativement blanches et rouges : sans doute pour signaler des travaux.

Une haute grue orange tourne du côté de l’avenue de Choisy.

À six heures et quart, une voiture de police pimponne et enfile à toute allure la rue Bobillot.

De nombreux camions jaunes des P. et T. : ils portent des publicités pour un emprunt à 3,5 %.

Une dame en bleu a pour quelques instants attaché un gros chien poilu à queue retroussée (genre chien d’Esquimau, mais brun) à un arbre maigrichon juste en face de moi (sans doute pour aller acheter quelque chose à la charcuterie qui jouxte le café à ma droite).

Un vieux moniteur de l’Auto-École Blanqui charge une auto-écolière et sa compagne au coin du boulevard et de la place.

 

II

Mercredi 21 janvier 1970, vers sept heures du soir.

Café « Le Canon ».

Je suis arrivé par le métro, je suis sorti du côté de l’avenue de la Gare, j’ai hésité entre divers cafés, dont une grande brasserie, le « Rozès ».

J’étais déjà ici l’année dernière. Il me semble que le café s’est légèrement transformé : le comptoir avance presque jusqu’au niveau de la terrasse.

Des cartes postales sur présentoirs, des citrons, un bouquet de fleurs artificielles. Peu de clients. Des habitués. Le patron et le garçon se parlent à tue-tête d’un bout de la salle à l’autre.

Un vieux client ami (manteau à carreaux, petite barbe dans le genre Brasseur) semble revenu après une longue absence. Il a maintenant trois enfants (ou trois petits-enfants ?). Le patron boit un Dubonnet.

Sur la colonne Morris :

L’Aiglon, gala exceptionnel
Concerts : Victoria de Los Angeles, Violons du Bolchoï, Samson François, Karl Richter, Andor Földes, Pink Floyd, Gérard Jarry, De Brunhoff, jazz au T.N.P. : Phil Woods, Jean Langlais, Trajan Popesco, Billard-Azaïs, Isaac Stern et Jean Martinon, I Musici, Beethoven par Kempf, Lagoya.

Panneau de travaux : VILLE DE PARIS. AMÉLIORATION DE LA CIRCULATION.

Énormes porte-câbles cylindriques de la câblerie de Sens.

La mairie, au fond, a gardé sa guirlande d’ampoules électriques esquissant vaguement la silhouette d’un sapin de Noël.

Circulation fluide

Rien à voir. Je change d’endroit pour voir.

« Café de France » (de l’autre côté du boulevard).

Il est certainement tout neuf, en tout cas complètement transformé : odeurs de peintures. C’est même le jour de l’inauguration, je le vois non pas à cause des pots de fleurs (qui restent plusieurs jours) mais parce que Mme Jean vient d’entrer portant un magnifique bouquet (« Oh madame Jean Oh là là »). Philodendrons. Clientèle de commerçants du coin. Au plafond, un tissu, un brocart rouge. Cristaux. Tout brille.

Maigre vue sur la place. Entre la rue Bobillot et l’avenue d’Italie, tout en haut des immeubles, une longue publicité lumineuse pour Kronenbourg :

J’aime ma femme
Elle achète la
KRONENBOURG
Par 6

Café « Rozès » (avenue d’Italie).

Sur la vitre, annonces non encore effacées pour le Réveillon : Orchestre. Cotillons. Retenez votre table.

Avenue d’Italie. Panonceaux :

GALAXIE
CONSTRUCTION D’UN PARKING
Laissez votre argent
Travailler pour vous

surmontant, inscrit dans un cercle

 

En face, des magasins : « Italie Ameublement », « Valéry » (tailleur : soldes), Bijouterie Horlogerie, Optique, Auto-École.

Affichette (juste en face de moi)

24 janvier 70

assemblée populaire

Rénovation Italie

Cellules Langevin

Kiosque à journaux :

Paris-Match
Biafra
Avant le Prix d’Amérique
Ici Paris
La cellulite
Elle quitte la télé
(le coup de tête d’Alice Sapritch)
Le mariage de Françoise Hardy

 

8 heures. Je bois de la bière D.A.B.

 

III

12 juin 1971, vers cinq heures.

Je suis venu à pied de la Contrescarpe ; j’ai descendu la rue Mouffetard, j’ai acheté un croissant (75 c), puis un morceau de fromage type « tome des Pyrénées » (1,25 F) puis, dans l’avenue des Gobelins, un sac de bonbons (gommes, gels de fruits, guimauve, etc.) (1,25 F).

L’avenue des Gobelins a beaucoup changé. Dans ses quatre cinémas désormais d’exclusivité on joue : Les Assassins de l’ordre, La Maison sous les arbres, Love Story, Sacco et Vanzetti.

Magasins de soldes (vêtements). Électro-Ménager.

Population sans âge. Beaucoup de monde. Ils font des courses.

À la hauteur du 59, il y a un passage qui se termine par un porche et un escalier.

« Café de France », au coin du boulevard Blanqui.

Sur le terre-plein du boulevard, des joueurs de boules.

À l’horizon, un immeuble blanc, neuf, « préfabriqué » ; il ressemble à un radiateur. Un autre, gris. Une grue bistre. Il refait à peu près beau.

Trois retraités. Deux discutent déjà depuis un moment dans la rue. Passe le troisième, qui promène un petit chien blanc.

Tout au fond un chantier. Palissades publicitaires :

Imaginez la vie en Levi’s !
Pernod Pastis !
Techniques de l’amour physique (film : l’affiche représente la Vénus de Milo)

Deux enfants avec des sacs à dos.

Au premier plan, un camion militaire, à l’arrêt. C’est plutôt un car. Il est vide. Le chauffeur attend.

Des voitures, des gens.

Une vieille femme en chaussons, robe, ou plutôt blouse, à fleurs sur fond sombre, gilet mauve, vient saluer les deux retraités (le troisième, avec le chien, est ici au comptoir). Ils ne lui parlent pas. Arrive une autre femme, jupe plissée bleue, veste et béret assortis ; elle porte un drapeau.

Ils vont tous sur le terre-plein. Un autre homme avec un calot bleu et un drapeau. Attroupement (d’anciens combattants).

Le camion a l’air d’être là pour eux.

On va sans doute déposer une gerbe au pied du monument commémoratif.

La gerbe est déposée par deux types et une dame à chapeau de paille.

Minute de silence.

Dispersion.

La dame en bleu avait quelque vingt décorations pendantes. Nombres d’autres ont des brochettes plus discrètes. Le drapeau porte une croix de Lorraine et un fanion anglais.

Tout le monde remonte dans le car. Sur un ordre de la dame en bleu, le conducteur ferme les portes du car.

Palabres ?

Le car démarre et emprunte le boulevard Blanqui. Au fond du car, il reste des gerbes, destinées sans doute à d’autres commémorations.

 

IV

Samedi 11 novembre 1972, vers six heures et demie.

Je suis venu en métro, je suis descendu en face de la mairie, ai tourné dans le sens des aiguilles d’une montre, et près du boulevard de la Gare suis entré dans le café « À La Descente du métro ».

Il fait nuit. Temps doux et humide. Il a plu.

Circulation fluide. Les arbres font masse.

Quelques enseignes lumineuses.

UNIC LANCIA FIAT : se déplaçant très vite, allumé éteint, allumé éteint, etc.

Un kiosque à journaux, éclairé : publicités pour Nous Deux, Intimité, Télé Poche.

Beaucoup plus loin (avenue d’Italie) la carotte d’un tabac (« Le Rozès »).

Vers les Gobelins, sur le toit d’un immeuble, publicité lumineuse

E.D.F CHAUFFAGE ÉLECTRIQUE

Passe un autobus avec deux petits drapeaux tricolores.

Du juke-box sort une musique qui m’est inconnue (rythme sud-américain ? plutôt rock).

Dans la rue, des traînards

Camion Hertz, jaune.

Je change de point de vue.

Café-tabac « Le Rozès ». Terrasse couverte.

En face, sous une autre perspective, la même enseigne LANCIA FIAT du magasin « Tout Pour La Voiture » (T.P.L.V.).

Plus près, de l’autre côté de l’avenue, magasin de meubles. Puis « Valéry » (manteaux, robes et      ), Bijouterie, Auto-École, Achat Vente Mise au Point.

Sur le même trottoir que le café : kiosque : Télé Poche, Modes de Paris, Nous Deux.

Écailler.

La terrasse est éclairée avec des petites lanternes marquées D.A.B.

Les tickets-restaurants sont acceptés.

Devant, sur le trottoir : une boîte à lettres jaune ; un parallélépipède métallique, sombre, qui, dans mon esprit, est un transformateur – ou un synchroniseur – pour les feux rouges, sur lequel sont collées diverses affichettes à moitié arrachées et une, jaune, intacte : Conservatoire Candella. Piano Violon Chant Guitare Solfège Flûte Danse.

Pourquoi, comment, quand les gens vont-ils dans les cafés ?

 

V

30 décembre 1974, vers onze heures du matin.

Je suis venu de la rue Linné à pied.

Dans les cinémas de l’avenue des Gobelins, on joue : L’Homme au pistolet d’or (James Bond), Les Bidasses s’en vont en guerre (Les Charlots), Le Retour du grand blond, Borsalino, Robin des Bois.

Temps magnifique. Ciel bleu sans nuages. Le soleil sur ma droite passe à peine au-dessus de la ligne des immeubles.

Au fond (avenue de Choisy ?), deux grands groupes d’immeubles neufs.

Arbres effeuillés, souvent étêtés. Dessins compliqués des branches fines (japonais).

À l’arrêt de l’autobus, publicité pour le cognac Gaston de Lagrange (dessinée par Kiraz).

Entre la rue Bobillot et l’avenue d’Italie, un kiosque à journaux avec des publicités pour Intimité et Nous Deux. À côté, partiellement masquée par des voitures, une colonne Morris avec une publicité pour Martini et, seul visible, le mot « Madeleine » (théâtre de la Madeleine, je suppose). Tout à fait à gauche (avenue de la Sœur-Rosalie), cars d’Air France.

(On détruit le café qu’il y avait au coin de l’avenue de la Sœur-Rosalie, celui qui servait de terminus aux « Cars de Bourgogne ». En février, est-il précisé, il s’y ouvrira une pharmacie. Quant aux cars – explique le patron à une femme venue s’enquérir –, ils s’arrêtent désormais porte d’Italie.)

(On refait, ou on répare, la porte de l’immeuble, peut-être pour y installer une fermeture automatique ou un système de clés individuelles.)

Entre la rue Bobillot et l’avenue d’Italie, je distingue quelques magasins : une triperie-rôtisserie, la boulangerie de la mairie (abandonnée, vitres recouvertes de blanc), une boucherie chevaline, une pharmacie (qui est aussi orthopédie, pédicure et laboratoire d’analyse), la brasserie « Le Rozès ».

Un peu plus tard, après m’être approché de ce groupe de magasins et être entré dans cette brasserie « Le Rozès » :

Tout ce pâté de maisons, tous les magasins énumérés il y a un instant, y compris ce café, sont condamnés à court terme : la pharmacie, par exemple, est fermée depuis le 15 juin ; il est probable que c’est elle qui bientôt se réinstallera avenue de la Sœur-Rosalie. Rue Bobillot, les travaux ont déjà commencé et l’on peut supposer qu’il s’agit d’opérations d’une envergure analogue à celles qui se sont déroulées de l’autre côté de l’avenue.

Sur le trottoir, juste en face du café, une fontaine Wallace, une boîte aux lettres, deux parallélépipèdes sans doute destinés à la synchronisation des feux (terre fraîchement battue à côté et deux ouvriers avec brouette), un kiosque à journaux (fermé) avec des publicités pour Télé Poche et Modes de Paris. Sur les vitres du café, décorations pour le réveillon : des notes de musique et des serpentins.

Un type est venu dans le café poser (n’importe comment d’ailleurs) une affiche (belle) pour une exposition de Willem Buytewech (1591-1624) à l’Institut néerlandais. Il demande ensuite à la caissière de mettre le tampon du café sur une feuille de papier (preuve qu’il a bien apposé son affiche). Il a quatorze tampons sur une feuille et deux sur une autre, et tout un tas d’affiches à poser. On peut supposer que l’Institut néerlandais lui paie un franc le tampon.