3. Assomption, souvenir 1
La rue de l’Assomption
Souvenir, Un
Grimaud
20 février 1969
21 février 1969
On dit que c’est une rue calme, et presque provinciale1. Elle est longue, presque rectiligne. Il y a très peu de magasins. De la rue de Boulainvilliers à l’avenue Mozart, la moitié de la rue à peu près, celle que je connais le mieux, tout en bas, à gauche, numéros impairs : une boulangerie, puis une petite épicerie, une mercerie peut-être. Du côté des numéros pairs, rien pour ainsi dire jusqu’à la rue Davioud, sinon une papeterie à côté de la petite entrée du lycée Mozart (s’appelle-t-il vraiment le lycée Mozart ?). Entre la rue Davioud et le lycée Mozart – non : et l’avenue Mozart –, un peu plus de magasins : une poissonnerie, une boucherie (l’immeuble de Rigout2) sur les numéros pairs ; en face, un « Tout pour le ménage ». Nul café, sinon peut-être un au carrefour Mozart-Assomption, côté impair, en face de l’« École de la RATP ». J’ai dû y aller une fois.
De l’autre côté de l’avenue Mozart, je me souviens :
Sur les côtés pairs :
d’une boulangerie
d’un cordonnier
du cinéma « Le Caméra »3
d’un teinturier
puis, vague, l’église
Sur les côtés impairs :
une petite librairie
autrefois la galerie « Allenby »4
Le reste était : couvents, immeubles, petites maisons particulières. L’une d’elles, minuscule, près du lycée, portait une plaque rappelant le souvenir d’une résistante déportée à Ravensbrück. Le nom m’échappe, il me fait penser à Ginette Lazarsfeld (n’est-ce pas plutôt Francine Lazare5 ?). Un peu plus bas une autre maison, très basse, blanche, avec une entrée de garage toujours fermée et une courette (le mot est impropre) en gravier.
Le lycée n’est pas le lycée Mozart, mais le lycée Molière.
Il y a trop de souvenirs attachés à la rue de l’Assomption : chacun mériterait d’être décrit en détail ; ce n’est évidemment pas le temps qui me manque mais, aujourd’hui, l’envie. Je préfère recourir à la seule énumération, quitte à les reprendre un à un, une autre année, s’ils ressurgissent alors.
Certains sont insignifiants :
La pêche aux écrevisses, un matin (4 h du matin !) avec Michel. La mère de Michel les prépara pour le soir mais je crois que ma tante m’interdit d’en manger6.
Les monochromes de Klein à la galerie « Allenby » (ou « Allendy » ?) dont je me souvins à East Lansing en en parlant avec Pierre Restany7. Je suis allé trois ou quatre fois dans cette galerie. Je crois qu’elle était tenue par la femme du docteur Allendy dont je lisais alors les livres (sur Baudelaire ? Mallarmé ?).
D’autres, dès leur évocation, apparaissent essentiels :
La boulangerie du bas, où j’allai, deux ou trois jours après mon arrivée de Villard (en 45 ? en 46 ? sans doute à l’automne 45). En revenant, je me suis perdu, sans doute pour avoir confondu la rue de l’Assomption et la rue de Boulainvilliers8.
Ma chambre d’enfant : y avait-il en trompe l’œil un bastingage (des barreaux blancs, un ciel bleu) ? Le rideau était un filet ; il y avait deux gros flotteurs de verre vert, et le portulan (mon goût pour les flotteurs de verre demeura, à travers la rue de Quatrefages, jusqu’à Sfax)9.
Ma chambre, plus tard (celle des BBL10) avec le mobile fait d’antennes de voitures et de pelotes de laine et les paquets de gitanes au mur ; l’installation du cosy en bar ; les réunions qui s’y tinrent (en 58, Paulette en sanglots) (L’Attentat de Sarajevo dicté à Noëlla Menut11, en 57) (Marie-Claire12, une après-midi, en mai ou juin 54 ou 55 ?).
L’appartement ; la cuisine donnait sur un grand jardin, avec des villas ; sur la terrasse de l’une d’elles un drummer s’exerçant ; la chambre de L[ili]13 (saoul le 14 juillet 1957 ; longue lettre à personne, perdue ?). Je suppose que pour chaque pièce je puis ressusciter un souvenir frappant : réunion LG14 dans la salle à manger ; etc.
J’ai pénétré dans plusieurs immeubles de la rue : au 4, au 6 ou au 8, chez Smith15 (camarade de la rue des Bauches16, tout de suite perdu de vue) : c’était au fond d’un couloir plutôt sombre, à moins que je ne confonde avec l’immeuble des Rigout (au 58) ; les R[igout] habitaient au dernier étage dans un minuscule deux-pièces (ils étaient 4 : les parents, Michel et sa sœur – Claudine ?). Ce doit être là que j’ai vu pour une des premières fois une télévision : les parents de Michel en avaient hérité à la mort de leur père (ou mère).
Je suis aussi allé chez les Jaulin, au 16, et chez mon voisin d’en face.
J’ai parfois pénétré dans le couvent pour y rechercher des balles que je lançais contre le mur.
C’est rue du Ranelagh et non rue de l’Assomption que se trouve cette fenêtre dont le rideau est fait de centaines de bouchons de plastique multicolores.
Bien que ma tante ne vive plus rue de l’Assomption, cette rue m’est toujours familière. D’abord l’entrée du garage de leur nouvel appartement (boulevard Beauséjour) est rue de l’Assomption.
Duv[ignaud]17, ai-je appris tout récemment, vivrait actuellement au 53.
Jaulin (B[ernard])18 vit toujours au 16.
La seule évocation à peine développée des souvenirs attachés à l’Assomption m’a fait revenir en mémoire plusieurs noms ou faits dont je ne savais pas me souvenir si bien (les barreaux blancs, les flotteurs, le prénom de la sœur de Michel…).
Ainsi que le nom d’un camarade de Claude-Bernard qui vivait près du lycée, avait un studio indépendant (j’y pris, un jour de pseudo révision du 1er bac, une cuite fantastique) ; j’allai avec lui écouter du jazz, boire des alcools forts ; je l’ai revu ; il est devenu avocat, rencontré d’abord près de l’Odéon, puis un jour à Montparnasse alors que je venais de déjeuner avec Dell19 à « La Coupole ». Il s’appelle Laurens mais j’ai vingt fois cherché à me rappeler son nom avant (je dois avoir dans un de mes carnets une mention : « rencontré x » : c’est de lui qu’il s’agit).
1 Dans « Les lieux d’une fugue », Perec écrit : « La rue de l’Assomption était tranquille, presque provinciale, encore endormie » (JSN, p. 22).
2 Michel Rigout ; Perec écrit parfois « Rigoud » mais nous avons harmonisé l’orthographe de ce nom. Ami d’enfance et d’adolescence de Perec, perdu de vue ensuite.
3 Voir JMS, n° 3, p. 799 (« Je me souviens du cinéma Les Agriculteurs, et des fauteuils club du Caméra, et des sièges à deux places du Panthéon »).
4 Il s’agit en fait de la galerie « Allendy » (voir plus loin dans ce texte).
5 Voir le texte 13 et 46 où apparaît le nom véritable : Marietta Martin.
6 Michel : Rigout ; « ma tante » : Esther Bienenfeld, au domicile de laquelle vit alors Perec, 18 rue de l’Assomption. L’interdiction de manger les écrevisses est due à un souci d’hygiène alimentaire et non à l’interdit frappant les crustacés dans le judaïsme, la famille Bienenfeld n’étant pas pratiquante.
7 Voir JMS, n° 118, p. 818. En juillet 1967, Perec fut invité au Fine Arts Festival organisé par la Michigan State University à East Lansing, Michigan. Pierre Restany, célèbre critique d’art de l’après-guerre, défenseur de Klein et fondateur du groupe des Nouveaux Réalistes, le fut apparemment aussi.
8 Voir le récit de cette méprise dans WSE, p. 774. C’est effectivement à l’automne 1945 que Perec regagna Paris.
9 Ce portulan est la reproduction d’une carte marine que Bianca Lamblin, la cousine de Perec (fille aînée de sa tante Esther), lui offrit lorsqu’il était enfant. Il l’accompagna tout au long de sa vie, dans ses différents lieux d’habitation, et apparaît dans plusieurs de ses textes (son cartouche est par exemple reproduit au début du chapitre lxix de VME) ; on le voit dans de nombreuses photos des intérieurs de Perec qui figurent dans le livre de Hans Hartje et Jacques Neefs, Georges Perec. Images, Paris, Seuil, 1993 (p. 56, 67, 87, 160, 181). Pour la rue de Quatrefages, voir texte 1, n. 3 ; Georges et Paulette Perec vécurent à Sfax, en Tunisie, d’octobre 1960 à juin 1961.
10 Bianca et Bernard Lamblin, la cousine de Perec et son mari.
11 Amie du lycée d’Étampes qui avait des connaissances en sténo-dactylographie. Voir CPL, p. 55.
12 Marie-Claire Herpin, connue au lycée d’Étampes. Perec en était amoureux mais leur relation demeura plutôt platonique. Voir CPL, p. 39. Voir aussi le texte 17.
13 Lili (ou Lily, orthographe davantage en usage dans la famille – Perec utilisant les deux) : surnom d’Ela Bienenfeld, la seconde fille d’Esther et David Bienenfeld et donc également cousine de Perec. Elle s’est beaucoup occupée de Georges Perec adolescent, qu’elle considérait d’ailleurs comme son petit frère (lui-même parlant d’elle comme de sa sœur-cousine). Elle a joué un rôle très important dans sa vie (de manière souvent discrète) et l’a soutenu en maintes occasions. À la mort de Perec, elle est devenue son ayant droit et a contribué fortement à la diffusion posthume d’une œuvre dont elle avait une vision éditoriale précise.
14 La Ligne Générale, groupe fondé autour d’un projet de revue culturelle (surtout littéraire) d’inspiration marxisante, qui ne parut jamais. Perec en fut l’un des principaux animateurs au tournant des années cinquante et soixante. Les textes alors produits mais publiés dans d’autres revues ont été rassemblés dans LG.
16 Smith : ami de l’école primaire de la rue des Bauches que Perec fréquenta à son retour à Paris en 1945-1946. On en apprend davantage sur ce Smith dans le texte 26.
17 Écrivain, sociologue et essayiste, spécialiste notamment de théâtre, professeur de philosophie de Perec au lycée d’Étampes, il devint ensuite son ami et favorisa puis accompagna sa vocation d’écrivain. En 1972, avec Perec, Pascal Lainé et Paul Virilio, il fonde la revue Cause commune Il est l’auteur de Perec ou la cicatrice (Arles, Actes Sud, 1993) ; voir aussi, du même, « Effet d’éloignement par rapport aux choses » dans L’Arc, Georges Perec, 1979, n° 76, p. 23-27.
18 Bernard Jaulin : mathématicien, ami d’enfance de Perec puis de Jacques Roubaud ; il fut plus tard directeur du Centre de mathématique appliquée et de calcul de la Maison des sciences de l’homme, organisme qui passa commande à Perec d’un texte exploitant les possibilités littéraires d’un algorithme, qui devait mener à L’Augmentation Jacques Roubaud, mathématicien, écrivain et poète, est le beau-frère de Pierre Getzler (peintre et photographe ami de Perec, qui fut membre de La Ligne Générale ; Perec, qui avec Paulette organisa sa première exposition dans leur appartement de la rue du Bac en décembre 1967, lui a dédié Espèces d’espaces et c’est à lui qu’il fit appel pour un premier accompagnement photographique d’un « réel » de Lieux – voir les textes 36 et 37 ; Pierre Getzler a témoigné de sa relation avec Georges Perec, notamment dans « “Un de mes plus vieux amis s’appelle Pierre Getzler”. P. G. se souvient de G. P. », entretien avec Claude Burgelin, L’Herne, Georges Perec, 2016, p. 192-197 – voir aussi le texte 15, n. 17). Perec connut Jacques Roubaud à l’occasion du mariage de Pierre Getzler avec Denise Roubaud en octobre 1960, une semaine avant le sien ; par la suite, il le connut mieux à Andé où ce dernier l’initia au jeu de go et ce fut également lui qui proposa sa cooptation par l’Oulipo en 1967.
19 Paul Dell, éminent neurophysiologiste et responsable du laboratoire de neurophysiologie clinique à l’hôpital Henri-Rousselle (Sainte-Anne) où Perec fut embauché et qu’il quitta ensuite pour travailler avec André Hugelin qui partait créer son propre laboratoire (voir texte 1, n. 5). Même si l’hypothèse d’un déjeuner entre Perec et son patron peut sembler a priori surprenante dans le milieu très hiérarchisé de la recherche scientifique française, elle n’est pas impossible pour les témoins de l’époque, Paul Dell ayant conservé des contacts avec ses précédents collaborateurs, dont Perec.