90. Mabillon, réel 4
Mabillon
5 septembre 72
18 h 45
Venu de chez Julliard, puis de chez Nadeau1 par les rues de Condé, des Quatre-Vents, le marché Saint-Germain, la rue Clément, la rue2 ?
Il fait très beau, très doux. La terrasse du café (celui que j’appelle « L’Aquarium »3) est presque bondée. Plein de gens dans les rues. Des enseignes lumineuses déjà allumées rue du Four. L’immeuble Taride ; au premier les lettres L. D.4 ; au rez-de-chaussée, palissades à publicités : 1. « Hush Puppies les chaussures qui aiment la vie » ; 2. « Plus que jamais la laine est vraie » (berger à béret tenant un agnelet). Le magasin à côté s’appelle « Lip’s » (des vêtements sans doute) ; en face, mât blanc portant à son sommet un drapeau tricolore et sur son tiers inférieur une affiche de l’Exposition Georges La Tour à l’Orangerie. Puis magasin « Buci »5. En face, rue de Buci : café « Le Mabillon » ; « Au Cor de Chasse » [,] location d’habits ; « Il Teatro », location d’habits ; « Jean-Jacques »6 ; des magasins indiscernables, partiellement masqués à ma vue par une cabane à journaux que jouxte un parasol jaune, vert, rose et bleu dont les franges7 portent l’inscription « France-Soir ». Foule toujours. Beauté des femmes, parfois, souvent. Les habituels couillons krishnamurtiques ou leurs émules défilent en face, frappant dans leurs mains. Un camion vert (genre anglais) crée un petit embouteillage. Klaxons. Camion jaune des Postes. Autobus 63. De l’autre côté, vers la rue du Four, en face de la banque « BNP », Darras et Jouanin ont entrepris des travaux de voirie. Immense camion jaune, déménagements Eurovan. Juste devant le café, à ma gauche, mât et affiche pour le SICOB8 « Savoir c’est pouvoir », dessin de Folon9 (je crois). En face, à droite, à côté de « Taride », magasin, toujours de mode – il s’appelle « Tac O Tac ». Plus loin, les Éditions Mazdéennes et le « Old Navy ». Boulevard Saint-Germain à gauche : arbres, et au-delà des arbres, en haut, la flèche d’ardoise de Saint-Germain-des-Prés. Un 86. Repasse un même trio, femme toute de skaï (?) vert vêtue. Camion noir SNCF. Sirène quelque part : elle s’approche et passe : Électricité Secours (la portière latérale de la camionnette était ouverte ; j’ai lu en fait « Électricisecours » ou « Électricicours »). Gosses à vélo. Taxis. Camion jaune et bleu des déménagements Friteau (Armor). Allô SOS 9910. Scooter des Postes. Devant le café : avertisseur d’incendie et horloge. 19 h 06. Plus loin : métro ; bâche jaune France-Soir d’un étal de journaux. « La Pergola » bar-snack. Rue du Four, à droite, cercle rouge et croix verte serpentée d’une pharmacie et rond de néon « Gavroche » (?) s’emplissant de points jaune ocre. Boulevard Saint-Germain : en face, « Le Mabillon », bière Adelshofen, « La Rhumerie » (bâche ocre jaune rayée de bandes marron). Plus loin : Pizza (?) et « Chicago »11. Autobus 70. Autobus 86. Certains visages finissent par sembler familiers, peut-être parce qu’ils passent et repassent. Nulle accalmie dans la foule ni dans le flot de voitures. Grilles chaînes empêchant de traverser (plutôt des chaînes). Camion de dépannage SOS 99. Autobus 96. Le long du lampadaire qui porte l’horloge, affichette pour Strip-tease de Mrozek12. 19 h 16. Camion de déménagements Jancarthier. Camionnette lilas Sodifroid13. Voiture jaune. Autobus 63. Autobus 86. « Être maman c’est choisir Natalys ». Boulevard Saint-Germain, à gauche, on distingue la carotte allumée d’un tabac (le « Saint-Claude »). Une violoniste joue à l’entrée du café, à quelques mètres ; on ne l’entend que par bouffées méconnaissables (quand bien même s’approcherait-elle). Arrive J[acques] L[ederer], barbu, sur sa moto noire.
1 Dans son agenda pour 1972, Perec note en date du mardi 5 septembre, à 18 h : « Anne Rives Julliard Les Revenentes » (FGP 18, 4, 35 r°) – et l’éditeur Julliard publie effectivement cette année-là le roman monovocalique de Perec (coll. « Idée fixe ») ; quant au rendez-vous chez Nadeau (la personne ou l’instance d’édition liée aux Lettres Nouvelles), non inscrit dans l’agenda, peut-être s’agit-il d’une simple visite de courtoisie, ou peut-être concerne-t-il La Boutique obscure, qui sera publié en 1973 par Denoël (où Maurice Nadeau dirige la collection des « Lettres nouvelles » – mais avec une nouvelle appellation de collection, « Cause commune », qui n’aura d’ailleurs que ce titre à son actif) ; ou la traduction de Tlooth de Harry Mathews, sous le titre Les Verts Champs de moutarde de l’Afghanistan, qui paraîtra en 1974 dans la collection des « Lettres nouvelles » de Nadeau chez Denoël.
2 Var. texte publié : « la rue ? (de Montfaucon) ».
3 Var. texte publié : « mais qui s’appelle “L’Atrium” ». Voir le texte 116, n. 1.
4 Au texte 2, il est précisé qu’il s’agit de « L’immeuble, blanc, de la “Librairie du Tourisme” (cartes Taride) ». La société Taride, fondée au milieu du xixe siècle, édite des cartes routières, des plans de villes et des guides. Voir aussi le texte 91, n. 2 ; L. D. : sigle de signification inconnue.
5 Il est précisé dans le texte 2 qu’il s’agit d’un tailleur.
6 Dans les textes 2 et 116 (deux autres « réels » de Mabillon), ce commerce semble assimilé à de la location d’habits, par proximité avec d’autres identifiés comme tels ; mais dans le texte 14 (qui est un « souvenir » de Mabillon) est évoquée une pizzeria « Il Teatro » ; « Jean-Jacques » est désigné comme magasin de location d’habits dans le texte 116.
7 Var. texte publié : « les rabats ».
8 SICOB : Salon des industries et des commerces du bureau qui se tint de 1950 à 1990 à Paris.
9 Jean-Michel Folon : peintre aquarelliste, graphiste et illustrateur célèbre dans les années soixante-dix.
10 Il s’agissait d’une société de dépannage (automobile comme le laisse supposer la mention, quelques lignes plus loin, d’un « camion de dépannage » de cette société).
11 Var. texte publié : « (magasin de vêtements ?) ». Le texte 116 confirme qu’il s’agit d’un magasin de mode.
12 Strip-tease : pièce de théâtre de Slawomir Mrozek (1966).
13 Société d’équipements frigorifiques.