50. Saint-Honoré, souvenir 3
Le 13 mars 1971
Rue de Seine
11 h 30
Lieux
Souvenir Saint-Honoré (janvier 71)
Un dimanche après-midi, je l’ai complètement déshabillée (avec d’ailleurs, je suppose, beaucoup de maladresse : comment dégrafer un soutien-gorge d’une seule main ; c’est seulement depuis quelques mois que j’y parviens ; et d’ailleurs la mode ou mon choix – ou la fatalité ? – me portent vers des femmes qui ne portent pas de soutien-gorge ; et d’ailleurs on peut encore se demander pourquoi J[eannette] en portait-elle un !) : elle avait vraiment un corps de petite fille, la poitrine à peine marquée par des renflements, des longues jambes fuselées, un ventre à peine bombé, la taille à peine marquée, la strie nette du sexe sous une touffe de poils à peine bruns.
Je pense que c’était l’une des premières fois qu’elle était nue devant un homme et c’était certainement pour moi la première fois que la nudité d’une femme était aussi affirmée, aussi divine, contrastant tellement avec la nudité glauque des autres (rencontres furtives et inutiles, dans le noir, sous les draps).
Mais j’avais honte de ma nudité et d’ailleurs j’étais incapable d’aimer J[eannette]. Elle voulait rester vierge, elle voulait que je la force (et elle s’est angoissée de plus en plus de ce que je ne le fasse pas) mais je n’ai jamais essayé ; je la caressais (très superficiellement, je ne pense même pas l’avoir fait jouir une seule fois) et je me laissais caresser.
Les éléments du système étaient en place : elle avait besoin de moi, elle s’offrait à moi et je la repoussais. Elle ne me fascinait pas ; elle ne cherchait pas à m’échapper.
Un peu plus tard elle m’est devenue insupportable.
Télégramme joint au texte 50.
« Plan pour une journée » joint au texte 50.
Brouillon d’une lettre non expédiée à Michel Leiris joint au texte 50.
Georges Perec
53 rue de Seine
Paris 6e
Le 13 mars 1971
Cher Monsieur,
Il ne faut pas écrire ce genre de lettres. Ou bien il faut les écrire et ne pas les envoyer. Ou bien alors décider qu’il y a quelque chose de plus important que les conventions et tout de même essayer de parler, de dire.
Ce soir, j’ai acheté Nuits sans nuit 2. J’ai commencé à le (re)lire, l’ayant lu déjà il y a quelques années. Puis, j’ai interrompu ma lecture, d’un seul coup persuadé qu’il fallait que je vous rencontre (enfin), que je vous parle, que j’essaye, et que je n’avais aucune raison, aucune raison valable de ne pas essayer.
Je vous connais assez pour savoir que cette chose est à la fois impossible et nécessaire, que toute rencontre sociale 3 qui n’aurait pas manqué de se faire (car nous avons 20 amis communs et certains parmi lesquels les meilleurs, je suis sûr, que nous ayons l’un et l’autre) aurait été un échange poli de convenances et non cette vérité évidente qui est né[e] pour moi depuis longtemps au-delà de la connivence (fausse/vraie ?) née de la lecture forcenée de La Règle du jeu 4.
1 Ce souvenir remonte probablement à l’année 1959. Perec a déjà évoqué sa relation avec Jeannette Simon dans le texte 5.
2 Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Paris, Gallimard, 1961. Au texte 107 (« Junot, souvenir 5 »), en 1974, Perec dit devoir la découverte de l’œuvre de Leiris à son « cousin » Henri Chavranski. Cette œuvre est fréquemment mentionnée par lui (dans ses entretiens par exemple) comme objet d’admiration ; et dans le projet de L’Âge, commencé vers 1966-1967 puis repris en 1968-1969, Perec tente de se sortir d’une difficulté d’écriture en tâchant d’explorer son « âge » à travers « deux séries parallèles et homologues de termes qui leur servaient [aux sentiments liés à celui-ci] de révélateurs, de résonateurs » : « L’amarre, l’amer, la mire, la mort, la mûre, la moire, l’amour », par exemple. Et Perec d’ajouter : « Il ne s’agissait pas vraiment d’un procédé plaqué mais, plutôt, coïncidant avec une lecture ou une relecture plus approfondie de Leiris, d’une grille à travers laquelle le discours pouvait se constituer, un peu comme ces catalogues de “Lieux (communs)” que dressaient les rhétoriqueurs » (« Lettre à Maurice Nadeau » du 7 juillet 1969, dans JSN, p. 55-56) ; en outre, Leiris fait partie des vingt auteurs des rubriques « Citations » de La Vie mode d’emploi (Nuits sans nuit est implicitement cité aux chapitres iv et lxxix).
3 Le mot est souligné et surcharge « sociable ».
4 Ensemble autobiographique composé de Biffures (cité implicitement au chapitre xciii de La Vie mode d’emploi), Fourbis (au chapitre lxiv), Fibrilles (au chapitre lxxxiii) et Frêle bruit (texte non cité, mais l’expression « frêle bruit » apparaît au chapitre viii) écrit de 1948 à 1976. Déjà dans La Disparition, le « scriptor » déclarait rugir d’admiration pour « un Bifur ou un Fourbis » (Œ1, p. 473). Dans l’entretien avec Alain Hervé intitulé « La vie : règle du jeu », comme son interlocuteur lui fait remarquer que La Vie mode d’emploi aurait pu s’intituler La Vie règle du jeu, Perec répond : « La Règle du jeu est un titre qui existe déjà. C’est le titre générique de quatre livres de Leiris que j’admire énormément et qui sont même l’un de mes modèles d’écriture » (ECTRI, p. 346).