5. Saint-Honoré, souvenir 1
La rue Saint-Honoré
Souvenir
Un
Lundi 31 mars 1969
10 h 50
En gare Saint-Lazare (quai n° 18 train Paris-Rouen partant à 11 h 25)
Il y a deux rues Saint-Honoré, dont les souvenirs tendent à se confondre. La première est au sixième étage, pendant les six premiers mois de 1957. C’est une mansarde. J’y ai amené ma bibliothèque Oscar1. J’ai acheté des liqueurs au Prisunic avec Rigout. C’est l’époque de Žarko Vidović, et de Mila ou Milka2. Je travaille à l’Arsenal de 10 h à 13 h3. Je vais chez De M’[Uzan] 3 fois par semaine4.
La seconde est un peu plus loin, au premier étage, pendant les six premiers mois de 1959. C’est l’ancienne chambre de Philippe G[uérinat]5, chambre non indépendante. Je mange des conserves militaires. C’est l’époque de Marceline, de Jeannette6. C’est La Ligne Générale. Je travaille tous les jours au ministère de la Guerre, chez le lieutenant Molitor7. J’écris Gaspard pas mort 8.
Il y a quelques points communs entre les 2 époques : le restaurant « Franco-Suisse » (où plus tard l’on dîna le soir où P[aulette] et moi nous déclarâmes – vers la mi-janvier 60 ?), où l’on alla, pour en sortir quasi aussitôt, il y a aujourd’hui presque 3 mois, le soir où nous nous rabibochâmes9.
Dans la première, je suis généralement seul. J[acques] L[ederer] est venu me voir une fois et, ne me trouvant pas, m’a laissé sa carte, y ajoutant que c’était la dernière fois qu’il gravissait mes escaliers sordides10.
Paulette et Amor11 sont venus une fois. On ravalait ou on refaisait les toitures et profitant des échafaudages nous sommes allés nous promener sur les toits. Le Palais du Louvre était tout proche.
J’allais beaucoup au cinéma et jouais au tilt12. Je ne me souviens pas si je continuais des études d’histoire13 ? J’ai abandonné ma chambre au début de l’été. Il y faisait trop chaud.
Je suis allé en Yougoslavie14. Au retour, j’ai écrit en quelques jours L’Attentat de Sarajevo. J’ai interrompu (?) mon analyse et suis parti à l’armée15. Au second semestre j’allais surtout au « Tournon »16. C’est l’époque où j’ai rencontré D[ominique]17.
Dans la seconde, j’étais beaucoup plus sociable. C’est l’époque où j’ai rencontré la plupart de mes amis actuels.
J’avais à peu près autant d’ennuis d’argent aux deux époques. En 57, je gagnais 13.000 francs à l’Arsenal. Je payais l’analyse avec la pension des Allemands18. J’ai traduit des horoscopes en février et fait quelques notes de lecture pour des romans mélo américains en mars (ou au contraire en janvier ?)19. En 59 j’avais ma solde. Esther payait ma chambre. J’ai aussi eu (mais seulement en mai ou juin) le contrat de Lambrichs20.
J’ai du mal à me souvenir de la chambre de 59. On traversait d’abord l’entrée de l’appartement ; la porte de la chambre franchie, le lit, assez large, était à droite, la fenêtre au fond21 :
À gauche de la porte, il y avait un petit meuble où je mettais mes provisions : fromage en boîte, pâté. Il y avait une table devant la fenêtre. Un fauteuil ? Où me lavais-je ?
Enveloppe ayant contenu la lettre d’I. Chakravarti sur les bi-carrés latins envoyée à G. Perec le 15 mai 1969, jointe au texte 5.
Mot de J. Lederer évoqué dans le texte 5.
1 Bibliothèque vitrée modulaire fabriquée dans les années cinquante par l’entreprise Oscar, spécialiste des meubles par éléments. Voir le texte 105.
2 Žarko Vidović : Perec écrit ce nom (tout comme les autres noms yougoslaves apparaissant dans Lieux) sans les signes diacritiques que nous rétablissons ici ; il écrit encore souvent phonétiquement Jarko plus loin dans le texte, comme par exemple aussi dans ses lettres à Jacques Lederer ; historien d’art serbe que Perec connut à Paris au milieu des années cinquante dans un cercle d’amis yougoslaves de sa cousine Ela Bienenfeld. Milka Čanak-Medić, était la compagne de Vidović, tous deux à Paris pour leurs études en cette fin des années cinquante. Perec tomba amoureux de Milka, qu’il tenta de conquérir en se rendant en Yougoslavie durant l’été 1957 ; Mila est le nom qu’il lui donne (d’après son surnom « Mila Milka ») dans L’Attentat de Sarajevo (Paris, Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2016), qui transpose dans la fiction cet amour malheureux. Sur cette aventure amoureuse, voir les lettres de Perec à Jacques Lederer écrites de Yougoslavie en août 1956 (CPL, p. 50-61). Perec emménagea au 203 rue Saint-Honoré (en quittant l’appartement de son oncle et de sa tante, rue de l’Assomption) en décembre 1956, époque de proximité avec ces amis yougoslaves effectivement.
3 En 1957, grâce à Edgar Morin, Perec trouve un emploi de documentaliste à mi-temps à la Bibliothèque de l’Arsenal, plus exactement au Fonds Rondel, spécialisé dans les arts du spectacle. Un passage inédit d’UHQD s’en souvient (voir « En marge d’Un homme qui dort », dans Œ1, p. 243-245 – c’est d’ailleurs la chambre de la rue Saint-Honoré qui sert de modèle à celle du personnage du roman) de même que le chapitre lii de VME
4 Michel de M’Uzan, psychanalyste (dont le cabinet était situé Villa Seurat, dans le quatorzième arrondissement) auprès de qui Perec fut en cure de mai 1956 à la fin 1957.
5 Philippe Guérinat : ami de Perec (et de Jacques Lederer) depuis le lycée d’Étampes, tout comme eux grand amateur de jazz et également employé comme psychosociologue (voir à son sujet la correspondance entre Georges Perec et Jacques Lederer, notamment son portrait par ce dernier dans une lettre du 14 avril 1958, CPL, p. 207-208 – correspondance où l’on apprend aussi qu’il eut également une aventure avec Jeannette Simon et épousa en 1960 Noëlla Menut, camarade d’Étampes qui assura la frappe de L’Attentat de Sarajevo – voir le texte 3 – puis de Gaspard pas mort) ; c’est avec sa sœur Huguette, professeur d’anglais au lycée d’Étampes, que Perec connut sa première expérience sexuelle (en novembre 1953 selon Perec dans une lettre à Jacques Lederer du 12 juillet 1958 entièrement consacrée à sa sexualité – CPL, p. 308-310). Cette chambre ici mentionnée était située au 217 rue Saint-Honoré.
6 Marceline Loridan-Ivens, avec qui Perec eut une très courte liaison ; voir d’elle : L’Amour après (Grasset, 2018) qui contient, en plus d’un témoignage sur sa relation avec Perec, deux lettres de ce dernier (dont seule la première semble authentique, la seconde étant plus vraisemblablement attribuable à Michel Zéraffa). Voir aussi, dans la correspondance entre Georges Perec et Jacques Lederer la rencontre de ce dernier avec Marceline Loridan dans le milieu de l’enquête psychosociologique, la réaction singulière de Perec (CPL, p. 251-252, p. 253-255) puis le récit de Perec de sa propre rencontre avec Marceline (lettre du 13 janvier 1959, p. 453-454). Jeannette Simon, qui fut membre de La Ligne Générale, avec qui Perec eut également une courte liaison, et qui donne pour moitié son patronyme à la rue Simon-Crubellier de VME
7 En novembre 1958, Georges Perec, qui accomplit son service militaire, quitte le 18e régiment de parachutistes de Pau où il avait été affecté dès janvier de la même année, pour le ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, à Paris, où il est secrétaire du lieutenant Molitor (il y restera jusqu’en juillet 1959 où il sera de nouveau affecté à Pau).
8 Roman élaboré par Perec tout au long de l’année 1958, dont le titre fut, avant Gaspard pas mort, La Nuit, puis Gaspard (et passagèrement : Les Enfants de Jéricho, Le Coffre ou Jason), avant de devenir la source du Condottière en 1959 (ce dernier roman publié en 2012 au Seuil, dans la collection « La Librairie du xxie siècle »). On peut suivre de très près l’évolution de cette galaxie textuelle dans la correspondance entre Georges Perec et Jacques Lederer – CPL : voir une première mention de La Nuit dans la lettre du 20 décembre 1957, p. 65-66 ; le changement de titre pour Gaspard dans la lettre du 11 juillet 1958, p. 307 ; la fin du Condottière dans les lettres du 17 août et du 4 décembre 1960, p. 594 et 619.
9 Georges et Paulette se rencontrent dans un groupe d’amis vers 1955 ou 1956, mais ce n’est effectivement que début 1960 qu’ils se lient. Pour le « rabibochage », voir texte 1, n. 3.
10 Voir la reproduction de cette carte de visite (que Perec avait conservée dans sa correspondance) à la fin du texte. Jacques Lederer et Georges Perec furent amis depuis l’époque du lycée d’Étampes (où une passion commune pour le jazz les réunit) jusqu’à la mort de ce dernier (que Jacques Lederer, qui y a assisté, a racontée dans un passage de Sa dernière journée, éditions Léo Scheer, 2007, p. 86-92 – voir également le texte 17, n. 45), en passant par l’aventure de La Ligne Générale. Le choix de la rue de la Gaîté comme « lieu » de Lieux est d’ailleurs lié à cette amitié puisque Jacques Lederer a longtemps résidé à proximité. Leur abondante correspondance a été publiée (CPL) et parmi les témoignages de Jacques Lederer, on lira par exemple : « Premières lectures, premiers romans », CGP 4, p. 47-55 ; « Il a été mon plus grand ami, mon frère de sang », L’Herne, Georges Perec, 2016, p. 198-202.
11 Amor Fezzani, ami tunisien de Perec, et son condisciple au lycée d’Étampes. C’est par son intermédiaire et celui de Noureddine Mechri que Georges fit la connaissance de Paulette, qui fut d’abord l’amie de Fezzani.
12 Mot par lequel Perec désigne régulièrement, dans Lieux, le « billard électrique » ou « flipper » (et aussi dans UHQD dont le personnage, à l’instar de l’auteur, est grand amateur de ce jeu).
13 Perec fut inscrit en histoire à la Sorbonne les années universitaires 1955-1956 et 1956-1957, mais ne fut pas particulièrement assidu et finit par abandonner avant la fin de cette dernière année.
14 De début août au 8 septembre 1957.
15 Perec arrête sa psychanalyse avec De M’Uzan à l’automne 1957 et est incorporé le 7 janvier 1958.
16 Célèbre café-restaurant de la rue du même nom, dans le sixième arrondissement, non loin du Sénat, fréquenté à l’époque par des musiciens de jazz, des écrivains et des étrangers.
17 Dominique Frischer, collègue d’Ela Bienenfeld dans le bureau d’études de marché où celle-ci travaillait alors et qu’elle présenta à son cousin au « Tournon » à l’automne 1957 (Perec esquissa avec elle une relation amoureuse – voir sur ce point la correspondance entre Georges Perec et Jacques Lederer qui en contient de nombreux échos, notamment dans les lettres de l’année 1958 et tout particulièrement celle de début juin – CPL, p. 277-278). Elle devint la compagne de Roger Kleman et appartint elle aussi au groupe de La Ligne Générale que ce dernier et Perec fondèrent en 1959.
18 Déclaré « pupille de la Nation » en 1945, Georges Perec touche à ce titre une petite pension de l’État français ; en mai 1957, il fait des démarches, sur les conseils de sa tante Esther, pour obtenir des Allemands le versement de dédommagements de guerre, mais ce n’est apparemment qu’en février 1959 qu’il obtient cet argent (David Bellos, GPUVDLM, p. 188-190) et sa psychanalyse avec De M’Uzan s’arrête à l’automne 1957 ; Paulette Perec écrit pour sa part dans PGP, à propos de ce passage de Lieux, p. 43-44 : « Il paie son analyste “avec la pension des Allemands” […], ainsi qu’il l’écrit des années plus tard. Mais après les vacances, il ne dispose plus de cet argent car en août de cette année-là il écrit à Jacques Lederer : “Ma tante refuse de me laisser disposer de mon argent pour l’analyse.” La nature des indemnités (pensions, bourses ou pécules) versées soit à sa famille nourricière, soit à lui-même par la France, dont il est pupille, ou par l’Allemagne, à titre de réparation, n’a jamais été clairement établie. »
19 Selon Paulette Perec (PGP, p. 43), les horoscopes furent traduits de l’anglais et les notes de lecture peut-être rédigées pour le magazine de faits divers Détective. Dans le texte 83, revenant sur cette activité, Perec cite à titre hypothétique (avec un point d’interrogation) Jour et Nuit, ainsi que Détective et Horoscope En fait, il s’agit probablement des éditions « Nuit et Jour » qui publiaient Détective et Horoscope. Dans le texte 127, il mentionne « Qui Détective ? » qui fut effectivement le nom de ce magazine de faits divers de 1946 à 1958 avant qu’il redevienne Détective. Dans un entretien paru dans La Libre Belgique le 1er juillet 1966, « L’insolite Georges Pérec [sic] », ce dernier explique : « De 56 à 58, je n’ai rien fait et j’ai fait un peu de tout. Je travaillais comme bibliothécaire, comme traducteur d’horoscopes. J’avais appris l’anglais au lycée, ma tante m’offrit trois ou quatre séjours en Angleterre. Mes horoscopes étaient repris à des journaux américains, je traduisais et transposais. Je tapais aussi des interviews à la machine prises par je ne sais qui au magnétophone » (repris dans ECTRI, p. 97).
20 Ce contrat pour la publication de Gaspard pas mort dans la collection de Georges Lambrichs, « Le Chemin », chez Gallimard, fut signé le 22 mai 1959 et valut à Perec une avance sur droits d’auteur ; le roman devait être remis en septembre mais Perec, rappelé à Pau dès juillet, ne put le terminer de façon pour lui satisfaisante.
21 On se souviendra ici que, pour le projet Lieux où j’ai dormi, Perec tentera de faire semblables schémas de tous ses lieux de sommeil sur des fiches bristol ou dans des carnets – il formule ce projet dès le début des années soixante et le conserve très longtemps dans ses programmes de travail ; voir sa description dans la « Lettre à Maurice Nadeau » du 7 juillet 1969 (JSN, p. 60-61), ou dans EE (p. 41-47). Les seuls textes que Perec en ait jamais tirés sont l’évocation d’une chambre à Rock en Cornouailles (dans EE – ibid.), « Trois chambres retrouvées » dans PC (p. 25-29) et « Mon plus beau souvenir de Noël » (paru sous le titre « Une rédaction » dans Le Nouvel Observateur, n° 737, 23-29 décembre 1978, p. 60-61 ; repris avec son titre perecquien dans L’Herne, Georges Perec, 2016, p. 179-180).