28. Saint-Honoré, souvenir 2
Saint-Honoré
16 février 1970
19 h 30
Moulin d’Andé
Peu de temps. Peu d’humeur à. La pièce (des textes à essayer de ne pas trop bâcler dessus), W (prendre de l’avance semble impossible), la menace d’Eveready (qui se précisera peut-être demain), l’installation rue de Seine (et les innombrables retombées que cela comporte)1.
Il me faudrait un souvenir à la hâte. Passe-partout :
Première rue Saint-Honoré (J. Tacheff2 au sixième) : achat d’alcools bon marché (je suis même étonné par la modicité des prix) au « Prisunic » des Pyramides, conseillé par Michel. J’achète des petites bouteilles genre curaçao, crème de cassis, de banane, etc. C’est infect.
Il y avait un meuble sur roulettes ? qui se tirait ? genre plaqué ciré noir hideux. J’y mettais parfois ma machine ? Il y avait un problème avec le lavabo : le tout, lavabo-table (?) roulante tabouret posait un problème de place insoluble ? j’y tapais bien mes horoscopes3.
Assis sur le lit, lisant un roman anglais à résumer pour Radar (pas Radar mais presque : les éditeurs d’Horoscope à la Madeleine ?). Me payaient 3 000 francs. Il paraît que c’était plus que Clara Malraux pour lire chez Grasset ou ailleurs4.
Assis sur le lit, écrivant un texte, mais lequel ? « La Procession » ? « Manderre »5 ?
Plusieurs textes cette année[-là] :
pour Amor (« Manderre » ?)6
pour Jarko Vidovic7
pour le peintre des Oiseaux Machine – son nom ?
Et puis quoi ? Bibliothécaire trois jours à Royaumont8.
Entrevue avec Goüin dans ses bureaux parisiens, son porte-téléphone qui m’intriguait.
Conversations interminables avec Zéraffa9.
Le vieux curé ; non pas curé, chinois ; non pas chinois (Duvignaud se rappellerait son nom).
La vieille demoiselle du Fonds Rondel10.
Mes recherches (!) sur le Burlesque (la scène a débordé…)11.
Tilts Dem cinéma Dem cinéma tilts cinéma tilts Dem12.
J’emprunte un costume à Nour et sors métamorphosé (non, c’était l’année d’avant ; cette année-là, j’avais acheté un manteau – vert – et un costume au père de Jacques13).
Peut-être soirée à chercher ticket de métro appartement du Maine14.
J’ai dû vivre là de novembre à juillet. Me rappelle même pas l’adresse (269 ?)15.
Puis Yougoslavie.
Puis Assomption, dictant L’Attentat à Noëlla Menut. Je ne l’ai jamais payée. L’ai invitée à voir Le Tour du Monde en 80 jours16.
Visite une fois de Jarko et Mila Canac17.
Que lisais-je ? lisais-je même ? même plus de notules. Peut-être une ou deux (non même pas une) aux L. N.18.
Ma lettre à Nadeau dont j’ai si longtemps gardé la réponse (peut-être pas perdue après tout)19.
J[ean] Paris. Je ne faisais plus d’abstracts je crois20.
Duv. régulièrement. Une fois monté chez Roger Blin. Une autre fois (mais peut-être l’année suivante) parlé avec lui du Burlesque : il faisait partie des Chesterfollies21.
Philippe ?
Et plus tard (déjà revenu Assomption) Dominique et Slim et tous les autres (dont celui – blanc ? maladif même – chez qui j’allai à Vincennes écouter du Monk et passai une nuit marrante)22.
Le jazz précisément : J[ames] L[ouis] Johnson au « Club Saint-Germain », les Jazz Messengers, Miles Davis (et Barney Wilen à la veste doublée de soie)23.
Et Al Levitt (Barney vite l’aime et Al l’aime vite) qui était (mais je ne le savais pas) un ami de Bruno Queysanne – ce qui pourrait me ramener à mon point de départ24 :
Saint-Honoré → 56 → le Jazz → Al Levitt ⤵ |
↑ | Bruno |
Le Moulin ← 70 ← Maurice ← Bernard ⤶ |
Autres ? saoul un 14 juillet (Lili, Sacha Misic)25.
Nul ami dans ma chambre. J[acques] L[ederer] refuse même de monter mes escaliers sordides. Rigout ?
Philippe et moi allons chez lui. C’est triste.
Ne me souviens plus très bien.
1 La pièce : il s’agit de L’Augmentation (voir le texte 15, n. 15) ; W : voir le texte 22, n. 1 ; Eveready : il s’agit du feuilleton radiophonique Les Extraordinaires Aventures de Mr. Eveready commandé à Perec par la SERMA, une agence de conseil en publicité et marketing, pour les piles Eveready (grâce à une entremise de Jacques Lederer, qui travaillait lui-même dans la publicité), et qui sera diffusé par Radio-Abidjan en Côte d’Ivoire d’avril à octobre 1970 (Perec parle de menace car ce projet, quoique rémunérateur, lui prendra beaucoup de temps – voir le texte 30) ; le Fonds Georges Perec de la Bibliothèque de l’Arsenal contient un enregistrement sur cassette des douze premiers épisodes de ce feuilleton (cote : 101, 1) ainsi que le tapuscrit du script des cent soixante-cinq épisodes (dossier 103) ; pour l’installation rue de Seine, voir le texte 23, n. 1.
2 Voir le texte 16, n. 1.
3 Voir le texte 5, n. 19.
4 Clara Malraux, qui avait été l’épouse de Jean Duvignaud, était en outre une habituée du Moulin d’Andé et c’est probablement là que furent comparées les rémunérations.
5 À propos de ces deux textes, voir le texte 17, n. 31.
6 « Manderre » est dédié à un peintre yougoslave ami de Perec, Zoran Petrović, qualifié deux lignes plus bas de « peintre des Oiseaux Machine » (voir David Bellos, GPUVDLM, p. 178).
7 Žarko Vidović (voir le texte 5, n. 2). Le texte dont parle ici Perec est peut-être l’article « L’opinion française et la guerre d’Algérie » qu’il écrivit lors de son séjour en Yougoslavie au mois d’août 1957 et qui parut, traduit par Žarko Vidović, dans la revue Pregled (n° 9, septembre 1957). Ce texte, longtemps cru perdu, est repris dans ECTRI, p. 524-534. Voir la lettre à Jacques Lederer conjecturée d’août 1957 dans CPL, p. 50.
8 C’est un autre des petits boulots exercés par Perec en 1957, celui-ci de nouveau grâce à l’entremise de Jean Duvignaud qui lui avait fait connaître le Cercle culturel de Royaumont. Henry Goüin, cité à la ligne suivante, en était le fondateur avec sa femme Isabel.
9 Michel Zéraffa : écrivain, critique littéraire et essayiste (il a notamment écrit sur le roman d’un point de vue historique et sociologique).
10 Voir le texte 5, n. 3.
11 Perec eut en 1957 le projet d’écrire un essai sur le sujet (voir la lettre à Jacques Lederer conjecturée d’août 1957 et celle du 26 août de la même année dans CPL, p. 55 et 60).
12 Tilts : voir le texte 5, n. 12. Dem : surnom de Michel de M’Uzan.
13 Jacques Lederer, dont le père adoptif, Joseph, était tailleur.
14 Appartement du Maine : celui qu’habitaient Jacques Lederer et ses parents.
15 En fait au 203.
16 Le Tour du monde en 80 jours : il s’agit du film de Michael Anderson d’après le roman de Jules Verne, sorti en France en 1957.
17 Žarko Vidović et Milka Čanak-Medić. Voir texte 5, n. 2.
18 En 1957 précisément, Perec écrira deux comptes rendus pour la revue de Maurice Nadeau, à qui Jean Duvignaud l’a présenté (à propos de Il est un pont sur la Drina d’Ivo Andrić, et de Les Juifs et les Nations de Jacques Nantet, les deux dans le n° 45 de janvier 1957, p. 134-135 et 139 – textes repris dans ECTRI, p. 730-732 et 733-734 ; « même plus de notules » réfère probablement à celles qu’il écrivit pour La Nouvelle N.R.F. en 1955 (voir le texte 17).
19 Cette lettre du 18 juin (1957) avait été effectivement conservée par Perec (FGP 31, 1, 34) ; elle a été publiée, avec la lettre de Perec et une présentation de Maurice Nadeau, dans CGP 4, p. 57-68.
20 Jean Paris : voir le texte 17. Abstracts : résumés.
21 Roger Blin : acteur et metteur en scène (notamment célèbre pour son travail sur des textes de Samuel Beckett) ; il mit en scène la pièce de Jean Duvignaud Marée basse (voir le texte 12, n. 13) ; Perec veut probablement dire qu’il lui a rendu visite dans son appartement (« monté chez lui »). Chesterfollies : revue d’excentriques créée dans les années quarante et cinquante par Gilles Margaritis (qui devait par la suite présenter La Piste aux étoiles, célèbre émission de cirque télévisée) ; apparemment Roger Blin en fit partie, qui avait rencontré Margaritis et bien d’autres (dont Jean-Louis Barrault) au « Grenier des Grands-Augustins ».
22 Perec évoque ici la bande d’amis du « Tournon », dont Dominique Frischer et Slim (voir les textes 5 et 14). Monk : Thelonious Monk, pianiste de jazz.
23 James Louis (dit Jay Jay) Johnson : trombone de jazz ; Jazz Messengers : célèbre groupe de jazz fondé au milieu des années cinquante par Art Blakey et Horace Silver et dans lequel s’illustrèrent de nombreux musiciens célèbres, dont le trompettiste Miles Davis cité ensuite par Perec ; Barney Wilen (voir le texte 24, n. 9) – dans Je me souviens, c’est Lester Young qui porte une veste doublée de soie rouge (JMS, n° 4, p. 799) et dans l’entretien « Je me souviens du jazz » (ECTRI, p. 383), dans lequel Perec parle de tous les musiciens ici cités, il se rappelle que la première fois qu’il a vu Barney Wilen, c’était avec Lester Young (d’où, probablement, la confusion). Au chapitre lxviii de La Vie mode d’emploi (Œ2, p. 377) figure un numéro froissé de La Revue du jazz qui contient un entretien d’Hubert Damisch avec Jay Jay Johnson et un texte autobiographique du batteur Al Levitt (cité à la ligne suivante par Perec). Al Levitt apparaît d’ailleurs lui aussi dans Je me souviens (JMS, n° 379, p. 860).
24 Les frères Queysanne, Bruno et Bernard, étaient les neveux de Maurice Pons (qui résidait au Moulin d’Andé). À la fin de ce nouveau graphe (voir le texte 24, n. 14), le Moulin d’Andé ramène à la rue Saint-Honoré parce que c’est précisément dans ce premier lieu que Perec écrit sur ce second.
25 Voir le texte 3 où ce souvenir de 1957 est lié à la rue de l’Assomption (l’année ayant pris le pas sur le lieu), dans la mesure où il se produisit dans la chambre de Lili, c’est-à-dire Ela Bienenfeld, la cousine de Perec. Sacha Misic : Saša Misić, un ami yougoslave d’Ela Bienenfeld et de Georges Perec (dans le répertoire de son agenda de 1958 figure son adresse en Yougoslavie – FGP 31, 2, 3, 103 r°).