125. Assomption, souvenir 6
Lieux 125
Assomption
Souvenirs
26 mars 1975
Avion Paris-New York
Vers 19 h (heure de Paris)1
Souvenirs de la rue de l’Assomption
I. L’appartement du 18 rue de l’Assomption
I.1. Le vestibule |
En entrant, il y avait un grand vestibule, peut-être de huit mètres sur trois. En face de la porte d’entrée, une console de marbre gris ; au-dessus, un grand miroir. Un porte-parapluie qui était peut-être une ancienne baratte (grand récipient de bois cerclé, tronconique) ; tout au fond, une huche de bois noir, genre haut espagnol ; sur la huche, un petit angelot de pierre ; au-dessus, une tapisserie de Gromaire intitulée Les Aigles. À gauche, portes vitrées donnant sur les grand et petit salons, porte donnant sur la chambre de David et Esther ; à droite, porte vitrée donnant sur la salle à manger, porte donnant sur le long couloir conduisant aux autres pièces. |
I.2. Le grand salon
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Une ou deux fenêtres sur la rue de l’Assomption. À gauche, une grande cheminée dans laquelle je n’ai jamais vu de feu, surmontée d’une grande glace (miroir vénitien ?) et flanquée de deux tableaux en recoin : à gauche L’Invitation au voyage, à droite La Jeune Pianiste (?), tous deux de Jean Le Moal2. Petits meubles, canapé en bois doré et satin vert. |
I.3. Le petit salon |
Un divan et deux fauteuils : velours brun, puis gris. Une table basse ? Au-dessus du divan, une tapisserie de Lurçat, Alphabet 4 ; lampadaire en métal jauni. Quelque part, peut-être, une lampe chinoise. |
I.4. La salle à manger
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Une fenêtre sur cour. Sombre. Grande table, chaises, desserte en bois verni sombre, style Regency d’une assez épouvantable tristesse. Deux bibliothèques grillagées au fond. Une autre à côté de la fenêtre (livres reliés en toile grise : parmi eux La Montagne magique de Thomas Mann, Les Loups de Mazeline, Correspondance de Flaubert, Babbitt de Sinclair Lewis, Les Frères Karamazov, des biographies de Maurois (genre Ariel ou la vie de Shelley). Dans un coin, un poste de TSF (Point Bleu ?) avec un petit faisceau vert qui se rétrécissait quand on était exactement sur la bonne longueur d’onde5. Quasi aucun souvenir de la vaisselle. À côté de la bibliothèque, un chauffage d’appoint électrique (par accumulation) servant accessoirement de chauffe-plat. Éclairage dérisoire par un lustre central. |
I.5. La chambre de David et Esther
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Grand lit de milieu, style Louis XVI. Fauteuils assortis. Petite table. Deux tables de nuit. Grosse armoire. En face du lit, un tableau (aquarelle de Guastalla6 ?). |
I.5.1 La salle de bains |
Attenante à la chambre. Grande baignoire. Placards en bois laqué ? Pèse-personne ? Thermomètre moulé dans une petite barquette de bois lui permettant de flotter (je me rappelle que, pour voir, je l’ai mis sous l’eau bouillante – évidemment, il a éclaté). Miroir grossissant. |
I.6. Le couloir, deux fois coudé |
Agrémenté de deux séries de dessins humoristiques exécutés par un ancien collègue de mon oncle. L’un centré sur le thème du dernier : le dernier (de la classe), le dernier jour (de vacances), le dernier voile (de l’épousée), le dernier voyage (vers le cimetière), le dernier autobus (raté), le dernier mot (d’une dispute), le dernier (né) ; l’autre sur des sujets plus divers et que j’ai eu un mal de chien à comprendre : Taedium Vitae (dégoût de vivre : un homme morose assis), Nemesis (la colère : dialogue d’un assis et d’une chaisière), idylle (d’un couple de concierges sur le pas de leurs immeubles), etc. |
(On commence à descendre sur New York : arrivée dans une quarantaine de minutes.)
1 Au printemps 1975, grâce à l’entremise de Bernard Queysanne, Perec est convié à Montréal pour un séjour de deux semaines durant lesquelles il doit écrire le commentaire d’un documentaire ethnographique, Ahô ! Les hommes de la forêt (voir la note concernant l’année 1975) ; plutôt que de se rendre directement au Canada, il fait un crochet par New York, sans doute pour y revoir Kate Manheim (voir le texte 99, n. 2) ; comme il est consigné dans l’agenda-journal de 1975, Perec est à New York du 26 mars au 1er avril, date à laquelle il se rend à Montréal en bus ; il reste à Montréal jusqu’au 12 avril et est de retour à Paris le matin du 13 (FGP 33, 45 r°-55 r°).
2 Jean Le Moal : peintre français ayant appartenu à la nouvelle école de Paris ; les deux toiles ici évoquées par Perec sont toujours dans la famille et datent toutes deux de 1945 ; L’Invitation au voyage marque une étape importante dans la carrière de cet artiste ; le titre exact de La Jeune Pianiste est Jeune fille au piano (qui se souvient naturellement des Jeunes Filles au piano de Renoir, Jean Le Moal ayant d’ailleurs commencé sa carrière en copiant des toiles au Louvre au début des années trente, dont certaines de Renoir justement). Bianca Lamblin et Ela Bienenfeld étaient toutes deux d’excellentes pianistes, au point d’avoir même envisagé à un moment de devenir professionnelles.
3 Rojza (ou Rose) Peretz (née Walersztejn), la grand-mère paternelle de Perec – et la mère de sa tante Esther Bienenfeld dont il décrit ici l’appartement.
4 Cette tapisserie de Jean Lurçat a pour titre exact Page d’alphabet.
5 Perec se souvient sans doute de cet objet au chapitre xcv de La Vie mode d’emploi : « un appareil de TSF ultra-moderne : à côté du cadran indiquant des stations aux noms exotiques ou mystérieux – Hilversum, Sottens, Allouis, Vatican, Kerguelen, Monte Ceneri, Bergen, Tromsø, Bari, Tanger, Falun, Hörby, Beromünster, Pouzzoles, Mascate, Amara, – un cercle s’allumait et quatre faisceaux orthogonaux émis par un point brillant se rétrécissaient au fur et à mesure que l’on captait de plus en plus exactement la longueur d’onde souhaitée, jusqu’à n’être plus qu’une croix d’une minceur extrême » (Œ2, p. 533).
6 Pierre Guastalla est un peintre, graveur et illustrateur français ayant effectivement produit des aquarelles. C’était un ami de la famille, notamment de Bianca et Bernard Lamblin (voir de cette première Mémoires d’une jeune fille dérangée, Balland, 1993, p. 73).