117. Italie, souvenir 5
N° 117
Souvenir d’Italie
Lundi 4 novembre 1974
Vers 19 h 30
Dans l’avion qui me ramène de Tunis à Paris (et qui a une heure et demie de retard)1
Depuis que je vis rue Linné, il m’arrive assez fréquemment de passer place d’Italie, par exemple lorsque je vais prendre l’avion (cette année pour Nice, Genève et Tunis) ou lorsque je vais voir Duvignaud2. Cela était aussi vrai, du reste, quand j’habitais avenue de Ségur. En fait, en y réfléchissant bien, il me semble même que je passe moins souvent qu’avant place d’Italie. La place me semble plus familière mais c’est peut-être seulement parce que je vis plus près et que je vais assez souvent aux Gobelins (chez « Marty », à « La Modèle »). Quand j’habitais avenue de Ségur, il était fréquent que je passe une fois par jour place d’Italie, du moins à la station de métro, id est sous la Place, en revenant du labo (Faidherbe – changer à Daumesnil – descendre à Sèvres-Lecourbe3) ; le métro était aérien – il l’est encore et de plus modernisé – avant et après la Place mais pas pour la Place elle-même (trajet souvent agréable : passage de la Seine, les grands immeubles en construction – Cheops4 ! – des bouts de quartier restés intacts ; est-ce sur ce trajet que l’on voit l’usine de la lessive Saint-Marc aux centaines de vitres cassées ?).
C’est là en tout cas que se trouve, au bord de la Seine, le café où nous avons tourné la scène du château d’allumettes et une séquence de tilt et sur la berge la scène des allumettes cassées et gelées dans l’eau.
C’est aussi cette ligne de métro que nous avons utilisée.
Place d’Italie même, nous avons tourné de très gros plans de la main de Jacques Spiesser poinçonnant des tickets de bus.
À peine plus loin, à la réémergence du métro aérien (juste avant Corvisart ?), nous avons tourné une scène où J[acques] S[piesser] est assis près de la grille du métro, mangeant un quignon de pain.
Un peu plus loin, scène de l’escalier du métro (Glacière ?)5.
À part cela, place d’Italie, je n’ai pas grand-chose à y faire. La Maison d’étudiants où vécut Michel Rigout et où Nour laissa une valise qui contenait une paire de draps, un litre d’eau de Cologne bon marché et un livre porno décrivant avec obstination des séances de fessées ; là, aussi, où j’achevai mon premier roman intitulé Les Errants – événement que je fêtai en allant voir, avenue des Gobelins, le film Mardi, ça saignera (de Hugo Fregonese ?) avec E. G. Robinson ; là où j’allai vivre quelques jours au retour des quinze jours que j’avais passés à Jaunay-Clan dans la famille de Philippe Guérinat : le lendemain de mon retour, j’allai voir cinq films (dont un Charlie Chan à 10 h et, en dernier O Cangaceiro au « Passy » — les jours suivants, je vis Mais qui a tué Harry ? et, il me semble, Sourires d’une nuit d’été, qui venaient tous deux de sortir)6, cette maison, donc, n’existe évidemment plus en tant que maison d’étudiants (comme a disparu la « rue Blainville », qui est maintenant un cinéma — je suis allé y voir 2001 à la fin juillet) : je crois qu’elle est occupée par un radiologue7.
Les cinémas des Gobelins ont bien changé : coupés en deux ou trois, modernisés, ils passent maintenant des premières exclusivités en V. F. ; je n’y suis plus jamais retourné.
Aux Gobelins mêmes il y a toujours un magasin (ouvert fin 55) intitulé « Les Choses ». J’ai plusieurs fois pensé y entrer mais ne l’ai pas fait.
Nous sommes au-dessus de Lyon.
Il y a un cinéma, « L’Escurial » – le même nom que le grand café au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue du Bac – qui passe parfois des films intéressants (mais je ne vais presque plus au cinéma, sauf évidemment ces derniers jours8).
Paulette a toujours aux Gobelins sa banque mais n’y va presque jamais.
J’aime assez les deux restaurants (brasseries) « Marty » et « La Modèle ». On y mange agréablement et il y a de très bons vins (et de la prune de chez Roque à Souillac). J’y suis allé assez souvent (par exemple le jour de mon déménagement avec Harry, Gautier et J[ean]-P[ierre] Poussin), avec diverses personnes (P[aulette], Harry, Guitaut, B[arbara], Élisabeth…)9. Une fois j’y ai vu (à « La Modèle ») Samuel Beckett (avec un air « bon vivant » très surprenant ; de même je l’ai vu un jour rire, au « BPR »10, et cela m’a autant étonné que si j’avais vu Buster Keaton en train de se marrer).
Autres souvenir[s] de la place d’Italie : une manif contre la guerre d’Algérie (remontant la rue Monge et l’avenue des Gobelins) disloquée place d’Italie : gadin de P[aulette], les premiers « bidules » (matraques de bois longues de presque deux mètres).
1 Perec est en Tunisie (Tunis et alentours) du 29 octobre au 4 novembre, pour montrer le film Un homme qui dort (coproduit par la SATPEC, la Société anonyme tunisienne de production et d’expansion cinématographique) et surtout participer, à l’invitation de Noureddine Mechri, au jury d’un festival international de cinéma (les Journées cinématographiques de Carthage).
2 Perec habite rue Linné depuis le printemps 1974 (voir le texte 101, n. 2, et infra, n. 9). Pour le voyage à Nice, voir le texte 97 bis. Du 5 au 7 octobre, Perec participe avec Bernard Queysanne à une projection d’Un homme qui dort suivie d’un débat à Thonon-les-Bains, et il transite par l’aéroport de Genève pour se rendre dans cette ville de Haute-Savoie. Le passage par la place d’Italie pour aller à l’aéroport d’Orly s’explique par l’existence de bus reliant ces deux lieux (notamment des bus d’Air France – voir le texte 120). Jean Duvignaud habitait alors rue de la Glacière (voir les textes 17 et 61), non loin de la place d’Italie donc.
3 Faidherbe-Chaligny, sur la ligne 8, est la station la plus proche du CHU Saint-Antoine où travaille Perec ; à la station Daumesnil, sur la même ligne, Perec change pour la ligne 6 qui le conduit à Sèvres-Lecourbe.
4 Il s’agit des tours et immeubles de la vaste opération immobilière Italie 13 menée de 1961 à 1974 entre la place d’Italie et la Seine ; « Cheops » est le nom de l’une des trois tours à base pyramidale situées sur le boulevard Vincent-Auriol.
5 Références au film Un homme qui dort (où tous les sites de Lieux devaient apparaître) ; pour « tilt », voir le texte 5, n. 12.
6 Voir le texte 17, n. 50.
7 Perec évoque ici deux maisons d’étudiants ; d’abord celle du boulevard Blanqui, où habita Michel Rigout, puis celle de la rue Blainville (la « rue Blainville » dont parle ici Perec par métonymie entre guillemets, devenue un cinéma), où habitèrent nombre de ses amis tunisiens. Tous les faits évoqués dans ce paragraphe l’ont déjà été, parfois avec des variantes – liées aux dispositions « fermées » de ce projet mémoriel (« laboratoire d’analyses médicales » dans le texte 95, « radiologue » ici par exemple ) –, dans les précédents « souvenirs » de la place d’Italie (voir les textes 17, 39, 61, 95). Pour 2001, l’Odyssée de l’espace, voir le texte 111, n. 1 et 2.
8 Pour la promotion du film Un homme qui dort.
9 Dans son agenda-journal de 1974, Perec note le 31 mars : « Commençons le déménagement vers 11 h avec Gautier, Harry et J.-P. Poussin. Fin de l’avenue de Ségur vers midi. Fin de l’emménagement vers 14 h. Déjeuner à “La Modèle” : Suze, tomates concombres, foie anglais, Chante-Perdrix, prune de chez Roque à Souillac » (FGP 43, 3, 60 r°). Pour Jean-Pierre Poussin, voir le texte 101, n. 9 ; pour Barbara Keseljevic, voir le texte 99, n. 10. Élisabeth : il est peu probable qu’il s’agisse d’Élisabeth Mangolte, mais plutôt d’Élisabeth Bruyant (qui est régulièrement présente dans les répertoires de Perec – par exemple FGP 97, 9, 1 15) ; dans son agenda-journal de 1974, Perec note plusieurs dîners et soirées avec « Élisabeth » et pour celui du 18 mars par exemple, ou du 1er mai et du 3 juillet, précise : « Élisabeth B. » (FGP 43, 3, 53 v° ; 43, 3, 76 v° ; 43, 3, 109 r°). Il semble néanmoins que cette relation soit plus amicale qu’amoureuse.
10 « Bar du Pont-Royal » (voir le texte 19, n. 2).