109. Choiseul, souvenir 5
Juillet 74
Choiseul
Souvenir
Griffydam1
3 XII 74
13 h
Souvenirs du passage Choiseul
Je n’ai pas de souvenir du passage Choiseul.
Il me semble que c’est là, en janvier 69, lors de mon premier départ du Moulin, que j’ai conçu ce projet de « devenir des lieux ». J’accompagnais P[aulette] à la BN (c’était l’époque où j’allais y travailler pour l’article sur l’histoire du lipogramme2). Un de ces jours-là, en sortant de la BN, nous sommes allés, P[aulette] et moi, au « Studio Action » voir un film avec George Scott : l’histoire, plutôt drôle et bien racontée, d’un type mi-vagabond mi-escroc, accumulant des bluffs de plus en plus gigantesques (j’ai oublié le titre, le nom du metteur en scène et celui de l’autre acteur : ce jeune à qui Scott transmet son savoir3).
J’aime beaucoup les passages, pas seulement le passage Choiseul. Pour le film4, nous en avons filmé pas mal : Panoramas et surtout Veyrot-Dodat (ou Veyreau-Dodat ?)5 et un autre très menacé, décoré (?) par une dingue nympho escortée par un crétin animant un soi-disant comité de défense6.
Je n’ai aucun souvenir particulier d’événements qui me seraient arrivés dans des passages. Ce sont des lieux où j’aime traîner. Il y en a un (Panoramas) où il y a une grande librairie d’occasion.
Je ne pense pas être passé une seule fois cette année par un de ces passages. Il est vrai que je me suis peu promené cette année.
Verso d’un feuillet du manuscrit du texte 109.
Lieux 74
Juillet n° 109
Souvenir de Choiseul
Le 8 juillet (lundi)
4 h 15
Réveillé par une rage de dents qui me tient depuis vendredi soir. Au lieu de chercher à retrouver le sommeil, je ne me suis occupé que de la douleur, persuadé que le sommeil reviendrait dès qu’elle aurait disparu. J’ai donc pris un bain de bouche, deux aspirines et un salgydal, et préparé du café et entrepris ce texte en évoquant une rage de dents similaire qui m’a presque fait m’évanouir un soir dans le métro : j’étais avec Jeannette Simon ; nous sommes allés dans une pharmacie où on m’a vendu de la « dentinette », produit pour application topique assez inefficace ; en me lavant les dents, j’ai retiré de l’endroit sensible un grain de riz ! la douleur a cessé mais a recommencé de plus belle le lendemain matin quand j’ai mangé un croissant ! Ce doit être le même jour que j’ai fait la connaissance de Choukroun, dentiste rue d’Amsterdam, qui partageait son cabinet avec un dentiste-acteur nommé Alain Bouvette7.
Cela ne me rapproche pas du passage Choiseul. Mais je sens que la douleur se dissipe (méthode Coué : oui la douleur se dissipe, la douleur se dissipe, la douleur se dissipe, la comment dites-vous déjà ? la de quoi s’agit-il ? cinq heures moins le quart du matin ! comment ? mais il faut dormir).
(Se promettre de finir cette page et cette évocation dès son réveil.)
5 h 15
La douleur n’est pas intolérable, loin de là, mais le sommeil ne vient pas.
Je me sens pourtant fatigué.
(Je me suis endormi de 6 à 8 puis de 9 à 11)8.
1 Après son passage à Londres du 29 novembre au 2 décembre 1974, Perec séjourne du 2 au 8 à Griffydam chez sa petite-cousine et filleule Sylvia et son mari James Richardson (voir le texte 105, n. 1).
2 Ce texte, « Histoire du lipogramme », paraît en 1973 dans le volume collectif de l’Oulipo La Littérature potentielle (créations Re-créations Récréations), Paris, Gallimard, coll. « Idées » (rééd. coll. « Folio Essais », 1988, p. 73-89).
3 Il s’agit d’Une sacrée fripouille (The Flim Flam Man), film d’Irvin Kershner (1967), avec George C. Scott et Michael Sarrazin.
4 C’est-à-dire Un homme qui dort ; le « nous » qui suit désigne l’équipe du film, principalement Perec, Bernard Queysanne et Bernard Zitzermann.
5 Véro-Dodat en fait (Perec se trompe déjà sur ce nom dans le texte 87).
6 Il s’agit de la galerie Vivienne, très dégradée dans les années soixante, où s’était installée en 1965 l’artiste Huguette Spengler, appelée « la folle de Vivienne » et effectivement très controversée, notamment pour ses œuvres murales colorées et monumentales réalisées dans la galerie même. En 1973, menacée d’expulsion, Huguette Spengler y organisa toutes sortes de manifestations et un comité de défense se constitua.
7 Cet acteur français à la carrière prolifique était effectivement aussi chirurgien-dentiste.
8 Perec a souvent souffert de problèmes dentaires dans sa vie. Dans son agenda-journal de 1974, il note bien entendu cet épisode, qui commence en fait le 5 juillet avec une première rage de dents nocturne, se développe les jours suivants avec des péripéties diverses, dont un rendez-vous chez un dentiste « nommé Godet qui me prévient que je dois dépenser plus d’un million pour me soigner les dents » (FGP 43, 3, 112 r°), et s’achève le 18 avec une dent arrachée chez une autre dentiste du nom de Nicole Doukhan (voir le texte 123).