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8Saint-Louis
9Choiseul

10. Franklin, souvenir 1

mai 1969

Lieux
Mai 1969
Franklin-Roosevelt
Souvenir 1

Au Moulin d’Andé
31 mai 1969
15 h

Je ne m’en souviens pas comme si c’était hier. Je crois au contraire que, pendant des années, j’avais tout oublié.

Plus tard, en 1967, écrivant « Lieux d’une fugue1 », j’ai reconstitué à peu près tout et ne l’ai dès lors plus oublié.

Par contre j’ai oublié l’événement, le déclic qui m’a fait, en 67, avoir envie de me souvenir. Je sais trop, par ailleurs, que la fugue et son souvenir n’ont désormais plus (et n’auront plus jamais ?) d’autre expression que la nouvelle que je leur ai consacrée.

Par ailleurs encore, il y a peu de chances pour que Franklin prenne pour moi une autre signification que celle que la fugue lui a attachée.

J’y retourne assez souvent. J’ai l’impression, sans en être très sûr, qu’un parking a pris la place de l’espace vert où il y avait le manège.

Le banc serait toujours là.

Il n’y a pas très longtemps (en février), je suis descendu, venant de Bac2, à Franklin-Roosevelt, pour aller voir R[oger] K[leman] au Lido3. Ce devait être un jeudi car je me souviens avoir vu des marchands de timbres se proposer encore quelques échanges. J’ai même été surpris : je n’en avais pas vu depuis 47-48, même pas à l’époque où j’ai écrit la fugue.

Les Champs-Élysées sont un endroit que je n’aime pas. J’y allais exceptionnellement, au cinéma. Roger y vivant (bien que je voie très peu Roger) ainsi que Marcel non loin, constituent les deux seules raisons d’y passer. J’y étais ainsi avant-hier soir, avec M[arcel] et I[sabelle]4. Nous avons successivement visité trois drugstores !

Par un mécanisme pas seulement métonymique, Franklin-Roosevelt me fait penser à un anniversaire (de P[aulette] ; c’est-à-dire en fait de P[aulette] et moi) que nous avons passé, en 1960, sur un banc des Ternes5. Paulette venait de donner une leçon à Champerret (à une fille Estier6 ?) ; nous avions mangé du pain sur le banc, puis bu un café à un comptoir avant d’aller voir North by Northwest 7 au cinéma « Ternes » et de rentrer, à pied, rue de l’Assomption.

Franklin-Roosevelt est loin de moi. J’essaye de me souvenir. Je parviens à ressentir encore l’impression, le contact du bois du banc. Je pense que j’avais les pieds vers l’Étoile et la tête vers la Concorde. Mais j’ai dû changer de position.

Je dois faire confiance à mon oubli comme à ma mémoire, c’est-à-dire au temps. Chaque lieu choisi s’incruste. Ils ne me quittent plus. Je dois pourtant, d’une année sur l’autre, apprendre à les perdre et à les retrouver, oublier ce que j’en ai dit, savoir les surprendre, me surprendre.

Je ne sais pas très bien à quoi rime ce projet : fixer des instants intacts, les soumettre à l’épreuve du temps : perdre le temps retrouvé, figer sur une grille arbitraire mais nécessaire pourtant, des lieux, des époques, des instants, tous loin8.

Je n’ai pas choisi la rue du Bac qui pourtant elle aussi bascule dans le passé9. Ni Alésia, la rue de la Tombe-Issoire, l’impasse (dont le nom m’échappe ! c’est le nom d’un peintre… Villa Seurat ! pourquoi l’avoir appelée impasse !)10.

Il n’est pas mauvais qu’il y ait des lieux cachés, noyaux manquants, et d’autres qui ont tout l’air d’être inoffensifs.

Y a-t-il quelque chose d’autre à dire sur Franklin-Roosevelt ? Sur le projet dans son ensemble, sans doute – et peut-être ne parlerai-je jamais que de lui (en tout cas au début ?) tant que ce jeu ne se sera pas éclairci pour moi, se fondant en nécessité (autobiographique ?) au lieu de n’être, encore une fois, que la recherche d’une racine ou d’une source.

Franklin était un instant neutre, un jeu, un pari ; en y repensant, on se dit qu’il fallait être fou ; mais il y a des millions d’enfants qui font des fugues (et plus que d’une journée). C’était un moyen, sans doute efficace, de dire quelque chose. Mais la fuite n’est pas un très bon moyen de communication : trop ambigu, trop de bruit ; il y a toujours une chance (ou plutôt un risque…) que le message ne passe pas.

Le problème n’est pas d’écrire sans E mais d’écrire et d’investir cette action de toute la force que son intransitivité à la fois lui donne et lui enlève.

Le problème n’est pas de délayer sur douze ans un dire qui ne parvient pas ou plus à se frayer son chemin mais d’ancrer ce projet dans son cadre véritable (psychoethnologie ?) : les marques et les bornes d’une autobiographie critique, once more.

 

 

Photo du manège de Franklin-Roosevelt prise à l’occasion des repérages pour le film Les Lieux d’une fugue.

NOTES

1 Le texte « Les lieux d’une fugue » est daté de mai 1965 (première publication en 1975 dans la revue Présence et regards, n° 17-18 [« Georges Perec : l’homme qui veille »], p. 4-6 et 32 ; repris dans JSN, p. 15-31) ; Perec tire de sa nouvelle un film, réalisé par lui-même pour l’INA en 1976 (qui figure dans le coffret de 2 DVD et 1 CD Georges Perec édité par l’INA en 2007), qu’il considérera (avec d’autres créations) comme une forme de prolongement de Lieux (voir le chapeau introductif du texte 2).

2 La rue du Bac, où habite alors Perec.

3 Roger Kleman habita un temps dans l’immeuble du Lido sur les Champs-Élysées (voir le texte 75). L’agenda de Perec pour l’année 1969 porte, en date du lundi 3 février : « huîtres chez Roger. Dîner Lido » (FGP 25, 16 v°) – probablement davantage ici un restaurant du passage que le cabaret célèbre du même nom.

4 Marcel et Isabelle Bénabou (qui ont habité 15 bis rue Georges-Bizet, effectivement non loin des Champs-Élysées).

5 Perec désigne ici (justement par métonymie) le quartier des Ternes (l’avenue, la place ou les abords du métro Ternes, non loin des Champs-Élysées) et semblablement juste après celui de la porte de Champerret ou de la rue d’Alésia. Le cinéma « Ternes » était situé rue du Faubourg-Saint-Honoré.

6 Claude Estier, homme politique de gauche, qui avait effectivement trois filles.

7 Film d’espionnage d’Alfred Hitchcock (La Mort aux trousses), sorti en 1959.

8 Dans La Vie mode d’emploi, le projet de Bartlebooth sera énoncé au chapitre xxvi dans des termes souvent proches de ceux de ce nouveau « métadiscours » de Perec dans Lieux ; par exemple : « Bartlebooth, en d’autres termes, décida un jour que sa vie tout entière serait organisée autour d’un projet unique dont la nécessité arbitraire n’aurait d’autre fin qu’elle-même » (VME, p. 140) ; ou encore, plus globalement : « excluant tout recours au hasard, l’entreprise ferait fonctionner le temps et l’espace comme des coordonnées abstraites où viendraient s’inscrire avec une récurrence inéluctable des événements identiques se produisant inexorablement dans leur lieu, à leur date » (ibid., p. 141).

9 Perec vit encore rue du Bac avec Paulette à cette époque (tout en continuant de beaucoup fréquenter le Moulin d’Andé ou de dormir chez divers amis) mais la séparation du couple est déjà pratiquement actée (dès avant l’été, ils se mettent en quête d’un appartement pour chacun et leur séparation officielle – cependant sans divorce – sera célébrée par une mémorable fête de « dépendaison de crémaillère » le 27 janvier 1970 – voir le texte 26).

10 Ces lieux du quatorzième arrondissement font signe vers le cabinet de Michel de M’Uzan (situé Villa Seurat, laquelle donne dans la rue de la Tombe-Issoire, Alésia étant le nom de la station de métro la plus proche ou d’une rue proche elle aussi) avec qui Perec fut en analyse en 1956-1957.

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