43. Choiseul, souvenir 2
Lieux
Samedi 10 octobre 1970, 11 h
Moulin d’Andé
Passage Choiseul
Souvenir
Hier, en relisant quelques passages d’Un homme qui dort (en prévision d’un film improbable1) j’y ai trouvé mention aux « passages » : passage Choiseul, des Panoramas, etc.2. Aujourd’hui où, encore une fois, par le jeu de cette bascule futile et épuisante (qui n’a rien d’une dialectique car les renversements dialectiques sont censés vous faire avancer tandis que je piétine désespérément) je me retrouve au bord de mon versant « parisien » (rue de Seine refuge, Homme qui dort sauvegarde, discipline, voyages, oublis, mélancolie, faire installer le téléphone, acheter une IBM à boule, un électrophone, retrouver le chemin des cinémas, les amis, etc.), l’évocation des passages prend un relief particulier. Il ne m’est jamais rien arrivé dans le passage Choiseul ni dans aucun autre, mais justement : le passage est le lieu vide, le lieu du vide, le lieu de l’errance. J’y traîne, j’y suis protégé du froid et de la pluie. Je peux perdre une heure à m’absorber devant l’étal d’un bouquiniste, d’un papetier.
Je ne suis pas triste. C’est plus grave. Je touche une limite, un mur. Comment faire désormais ? Pendant des années, j’ai vécu dans des refuges bancals (ou bancaux), protégé des autres comme je le pouvais, vivant des passions imaginaires (M[arceline] L[oridan], Nicole Chatel, etc.3), saoul de temps en temps, vidant mon sac, coincé le reste du temps entre les routines du travail, les tracasseries, les espoirs insensés (velléitaires). Désir qui ne trouvait pas son point d’application. Je l’ai trouvé, je m’y suis engouffré. Désormais incapable de vivre séparé d’elle4.
Passage. On peut le parcourir pas à pas. Le sol est un carrelage et non un trottoir. Les devantures se succèdent sans aucune interruption. Toutes n’ont pas le même intérêt ; toutes peuvent être regardées, longtemps, patiemment. Lieu de l’indifférence, il faut que je retourne à mon indifférence, que je me blinde. Un homme qui dort : faux témoignage et qui ne s’ouvre que sur une souffrance banale, la solitude, l’angoisse.
Je n’attends aucune sérénité de l’écriture ; une excitation, une jubilation parfois ; un orgasme peut-être : plaisir solitaire. Je voudrais quand même donner, partager, vivre cette vie commune et pleine.
C’est en janvier 69, alors que je venais de quitter S[uzanne] et le Moulin, que l’idée des lieux s’est précisée : idée raccroc, idée fausse. Plus tard, à peine plus tard, étant revenu5, j’ai dit à P[aulette] que je venais (ou m’apprêtais) à décrire le passage Choiseul. Mais P[aulette] l’a mal pris : c’était un lieu à elle. Mais les passages n’appartiennent à personne ; ils sont lieux de passage, c’est difficile de s’y raccrocher, difficile de fonder quelque chose dessus.
On peut acheter des puzzles dans les passages (je crois l’avoir fait une fois avec J[acques] R[oubaud], et aussitôt bâti le synopsis de Bartlebooth6), et des cartes (je l’ai fait aussi, près de Saint-Lazare, pour le Moulin). Je vais acheter des cartes et des puzzles. Le moment est venu de vivre Bartlebooth. Non plus la soupente de la rue Saint-Honoré mais la coquille douillette de la rue de Seine.
1 Le 31 mars 1970, Perec a envoyé à Bernard Queysanne une courte lettre lui proposant de faire d’Un homme qui dort un film (voir sa reproduction en fac-similé dans le livret accompagnant le coffret de 2 DVD Un homme qui dort, éditions La Vie est belle, 2007, p. 39 – livret comprenant également le texte intégral du film et des témoignages). Ce film « improbable » fut donc pourtant réalisé par Georges Perec et Bernard Queysanne et sortit en avril 1974 (voir la notice de Dominique Bertelli et Mireille Ribière ainsi que des entretiens le concernant dans ECTRI, p. 207-243 ; voir aussi Cécile de Bary, « Propos amicaux. Entretien avec Bernard Queysanne », CGP 9, p. 108-126). C’est d’ailleurs le projet de ce film qui, occupant trop Perec, va venir perturber celui de Lieux au point qu’il le suspendra en 1973.
2 Voir le texte 9, n. 1.
3 Marceline Loridan : voir le texte 5, n. 6 ; Nicole Chatel : voir le texte 24, n. 10.
4 Elle : Suzanne Lipinska.
5 Comprendre sans doute : étant revenu au foyer conjugal, ayant repris la vie commune avec Paulette (voir le texte 1, n. 3).
6 Ailleurs, Perec dit plutôt qu’il a inventé le personnage et le « synopsis » de Bartlebooth (c’est-à-dire l’histoire de ce personnage qui constitue certes le cœur de La Vie mode d’emploi mais n’est pas la seule du roman) en reconstituant un gigantesque puzzle du port de La Rochelle (peut-être acheté passage Choiseul) en compagnie de Jacques Roubaud (voir Jean-Luc Joly, « Notice » de La Vie mode d’emploi, dans Œ2, p. 1005).