85. Saint-Louis, souvenir 4
Lieux
Juillet Mil neuf cent soixante-douze
Souvenir de l’île Saint-Louis
Lundi 3 juillet, vers 17 h
Il continue à être trop tôt pour en parler. Aujourd’hui, j’ai la tour Eiffel en face de moi, toute proche, émergeant au-dessus des immeubles à la hauteur du neuvième étage1.
Passe un métro aérien. Un autre. Parcimonieux ballet des grues de l’autre côté du boulevard Garibaldi.
D’ailleurs, il faut que je parte : porter à Geneviève Serreau le texte traduit de Harry2.
Pas exactement rien à dire sur l’île Saint-Louis. Nostalgie et encore dépit. Mais je me sens y échapper même si pas encore mobilisé par d’autres lieux, visages ou passions. Énième début de convalescence, peut-être enfin le vrai début (repartir pour la millionième fois3… ?).
L’île Saint-Louis ne sera jamais un endroit neutre, refermé, cicatrisé, redevenu banal ou découvrable. S’il doit m’arriver d’y passer, je sais encore ce que j’attendrai qu’il m’arrive, mais ce sera de plus en plus loin, comme s’éloigneront Saint-Lazare et la rue de Liège et jusqu’au savoir du chemin qu’il faut prendre pour aller de la gare de Saint-Pierre au Moulin qui fut ma demeure4.
(Amen)
1 Perec habite alors avenue de Ségur, dans la partie située dans le quinzième arrondissement. Le métro aérien dont il est question juste après est celui de la ligne 6, Nation-Étoile.
2 Il s’agit de Tlooth que Perec vient de finir de traduire sous le titre Les Verts Champs de moutarde de l’Afghanistan ; Geneviève Serreau est alors l’assistante de Maurice Nadeau aux Lettres Nouvelles (et le livre paraîtra en janvier 1975 dans la collection de la revue chez Denoël).
3 Allusion à Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce (autre auteur culte pour Perec), où Stephen Dedalus s’écrie à la fin du roman : « Je pars, pour la millionième fois, rencontrer la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race » (Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, 1982, t. I, p. 780-781).
4 Saint-Lazare est la gare parisienne d’où partent les trains pour Saint-Pierre-du-Vauvray dont le Moulin d’Andé n’est éloigné que de quelques kilomètres. Suzanne Lipinska possédait un appartement rue de Liège à Paris.