82. Jussieu, réel 4
Mardi 30 mai 1972
19 h
Jussieu
Au labo jusque vers 18 h 30. Je rentre non avec le 86, qui tarde, mais avec Balthien1 qui sort à ce moment-là de l’Hôpital. Il me dépose au coin de la rue des Écoles et de la rue du Cardinal-Lemoine.
Café « Le Relais Jussieu »
Beaucoup de monde sur la place et dans les cafés, en majorité des étudiants.
Tout un côté du triangle formé par la place est fermé par la faculté des sciences que domine la haute et lourde tour dite Zamansky.
On distingue partiellement (en se retournant de la place où je suis) l’entrée de la fac (dont le niveau est sensiblement plus élevé que celui de la place) entre les deux bâtiments ornés (?) des céramiques de Dan Sabatay. Bâtiments dont les pans coupés ont été couverts d’inscriptions à la bombe que l’on a rendues illisibles non pas en les grattant ou en les noircissant mais en détruisant l’intelligibilité de chaque signe : toutes les lettres ressemblent à des 8 ou des B ou des W (ces inscriptions furent, il me semble, faites au moment de l’assassinat de Pierre Overney2 et [je] ne sais pas qui a pris l’initiative de leur maquillage ultérieur).
Devant les escaliers qui mènent à l’intérieur de la faculté, deux panneaux d’affichage.
À l’intérieur, une banderole.
Je suis trop loin pour lire les inscriptions ; de toute façon le vent (assez violent aujourd’hui) a déchiré et enroule sur elle-même la banderole.
Palissades maculées d’affiches : 666 (je sais pour l’avoir lu tout à l’heure qu’il s’agit d’un disque – interdit par la censure – des Aphrodite’s Child)3.
19 h 20
Moins de monde. La terrasse du café où je suis s’est dégarnie (il fait assez froid).
Ce que je vois le mieux, c’est le petit côté du triangle : cinq immeubles (dont un fait le coin) aux façades généralement très ouvragées.
Au coin le café « Epsilon ».
Au numéro 1 (à l’opposé) : une librairie : je lis quelque chose comme « Claude Bermant, Éditeur »4. C’est en gothique. Façade bleue un peu verte, grille fermée.
Complexité du terre-plein central : comme un jeu de kim5.
Des arbres : j’en compte une trentaine, en me trompant sûrement.
Des lampadaires.
Une horloge à trois faces.
La sortie du métro, couverte.
L’entrée du métro.
Une colonne de vendeur de journaux en bois, peinte en jaune, avec des affichettes :
France-Soir : « Barbie raconte la mort de Jean Moulin » (rouge)
Le Meilleur : « Bravo Oncle Paul, il donnait le tiercé dimanche » (jaune)
Week-end : « Le tiercé de dimanche dans l’ordre » (vert d’eau)
Une colonne Morris :
Publicité Martini en haut
Affiche : Il était une fois l’opérette au « Palais-Royal »6
Autre affiche (je n’en vois que le premier tiers ou quart) :
« Théâ[tre de la]
Mad[eleine] »
M[ichel]
Ser[rault]
Le
Tom[beur ?]7
Un banc.
Un autre banc.
Sur l’un, un jeune homme en position de penseur de Rodin.
Sur l’autre, un vieil homme : casquette, pipe en S, immobile, genoux croisés.
Cabane (en dur) (de la voirie ?) avec des affiches : 666 et d’autres.
À la terrasse : trois hommes, chacun à une table, seuls. L’un lit Le Monde.
Un chat se promène sur le toit du 7.
Tout en bas, à côté du café « Epsilon » : magasin de lingerie.
Dans le café : bruit de tilts8, sifflotement.
Passe un 67 : « Un bon vin du terroir : Vin des Rochers, le velours de l’estomac ».
Passe un 89 : même annonce.
19 h 45
Un rayon de soleil sur l’immeuble du 1 et du 3.
Encore un 89.
Encore un 679.
19 h 50
1 Nguyen Balthien : médecin qui travaillait au laboratoire d’explorations fonctionnelles en neurophysiologie de l’hôpital Saint-Antoine, institution liée au laboratoire où Perec travaillait comme documentaliste.
2 Militant-ouvrier maoïste tué par un vigile de chez Renault au cours d’une manifestation le 25 février 1972. Cette mort donna lieu à de nombreuses réactions, manifestations et actions.
3 Cet album de rock psychédélique est sorti en 1971 ; il a été effectivement censuré parce qu’on y décela des éléments sataniques (dont le titre 666 supposé être le chiffre du diable en démonologie) et que, dans le morceau intitulé « Infinity », l’actrice Irène Papas simulait un orgasme.
4 Il s’agit de Claude Hermant, éditeur d’ouvrages scientifiques.
5 Jeu de mémorisation décrit par Rudyard Kipling dans son roman Kim (1901).
6 Spectacle composé d’extraits d’opérettes mis en scène par Claude Jourdan et joué au « Théâtre du Palais-Royal » de mai 1971 à septembre 1972.
7 Les parties manquantes ont été restituées entre crochets par Perec lui-même dans le texte. Il s’agit bien du Tombeur, pièce d’après Neil Simon adaptée par Jean Marsan et Philippe March et mise en scène par Emilio Bruzzo, alors à l’affiche du « Théâtre de la Madeleine ».
8 Voir le texte 5, n. 12.
9 Le décompte des bus de passage sera l’un des éléments importants de la méthode infra-ordinaire de Perec dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ou Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978.