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78Assomption
80Saint-Honoré

79. Jussieu, souvenir 4

avril 1972

Lieux
Avril 72
Souvenir de la place Jussieu
(avenue de Ségur1, 5 juillet 72, vers 11 h du matin)

(Sans m’attarder sur mon retard, ses raisons, ses implications.)

À force d’y passer tous les jours parfois, ou très régulièrement, au moins une fois par semaine, je finis par ne plus voir Jussieu, par ne plus être capable de remarquer ce qui y a changé : en quelques années, la construction de la fac des sciences l’a pourtant complètement d’abord défiguré, puis métamorphosé : modification des cafés devenus cafés pour étudiants (déjà au début des années soixante, mais pas du tout dans cette proportion ni de cette manière). Mais qu’y a-t-il de spécifique dans un café pour étudiants ? (en dehors du fait que le café y coûte plus cher que dans les autres cafés) : on y voit des jeunes en groupe, ou allant d’un groupe à l’autre, des jeunes couples (?), des qui lisent ou prennent des notes ; le mécanisme des heures de pointe ou coups de feu doit y être le même que dans les autres cafés ; le langage entendu est peut-être différent (à peine ?), pas de conversations sur le tiercé, le vélo ? ; a priori plutôt des histoires de chambres à louer, de cours polycopiés à se faire prêter ?

Y a-t-il autre chose que des cafés place Jussieu ? une laiterie ? une petite épicerie (un peu avant « Le Buisson Ardent ») : j’y suis allé acheter une laitue (moche) il y a quelque temps pour un dîner chez P[aulette]2. Librairie ? Centre catho ? Magasin de vêtements ? Friterie ?

Problème plus général du décor de la rue dans les quartiers d’étudiants. Au xixe (Allais), le quartier était plein de petites grues, de petits théâtres-cabarets, caf-conc, et de bureaux de rédaction de revues à poètes. Dans les années 20 (l’enfance d’un chef), on imagine plutôt pas mal de bars américains ; dans les années 50 (de « mon » temps), c’est l’invasion des boutiques de vêtements (sans doute les plus laids de Paris avec ceux des Champs-Élysées) et des cinémas. Je doute qu’il y ait sur le boulevard Saint-Michel une laverie-pressing ou une quincaillerie. De ce point de vue, Jussieu est encore privilégié, mais c’est parce qu’il n’y a plus vraiment de Quartier latin (et c’est sans doute mieux) : les étudiants du CHU Saint-Antoine n’ont absolument pas modifié l’image du quartier (à peine un ou deux cafés où la proportion d’étudiants est plus forte que celle des autres catégories – peintres en bâtiments, familles de malades).

Jussieu est pour moi un endroit parfaitement neutre ; j’y passe sans m’y arrêter sauf lorsque je m’impose de le décrire ; le plus souvent, mon itinéraire s’arrête chez P[aulette], ou bien l’on va de chez P[aulette] à chez « Ray »3 : on passe par la place ; vers neuf heures, désert, plus un chat ; nulle vie même pas nocturne mais simplement vespérale : les étudiants ne vivent pas dans le coin, n’ont rien à y faire ; les cafés ferment très tôt ; pour trouver des endroits ouverts il faut aller vers la Contrescarpe ou vers la rue des Écoles (pizzerie).

Que P[aulette] quitte la rue des Boulangers (ce qui finira par se faire) et qu’elle aille un peu plus loin dans le quartier et je n’aurai pour ainsi dire plus aucune raison de passer par là4 : il restera (sans doute) les restaurants : « Les Savoyards », « Ray », « Dak ». Éventuellement rendre visite à Condo qui travaille quelque part dans le Jardin des Plantes, et aller manger avec lui dans le coin ; mais je ne vois Condo que par hasard ; exceptionnellement, aller voir ce que devient la rue de Quatrefages : elle ne devient rien de bien extraordinaire ; on l’a ravalé (le 5) il y a pas mal d’années déjà5 ; le jardin est toujours aussi beau (c’est vrai que j’ai failli de nouveau vivre tout près : au-dessus de ce jardin, tout en bas de la rue Lacépède, un appartement (ou trop petit, ou trop cher, au choix) dont les fenêtres donnaient très en biais sur ces fameux arbres : cour de pavés mal équarris (au rez-de-chaussée, m’a dit Malan6, vit la fille d’un journaliste du Monde (peut-être même une demoiselle Beuve-Méry7 ?). Michaud ne vit plus dans le coin mais à un numéro sang neuf8 d’une avenue de la République ou quelque chose de ce genre vers Charenton ou Bobigny.

La palissade (ou plutôt la muraille, le muret, bref la clôture) qui – l’enceinte (mot plus précis) – qui entourait l’ancienne Halle-aux-vins tend à disparaître : un nouvel horizon attend la place Jussieu, d’ailleurs assez laid : bâtiments universitaires, vieux à peine finis ; tour dite Zamansky (elle empêche P[aulette] d’avoir la MF correctement)9, grande céramique de Dan Sabatay plutôt décevante ; graffitis gigantesques mais illisibles : de ce qui se passe à l’intérieur de la fac, je ne sais rien, je n’y ai jamais mis les pieds (il doit pourtant y avoir des gens que je connais qui y enseignent – Bénabou ? non c’est plutôt Censier10 –, des labos de physio ? Paris-Buser11 ? ça a l’air d’être quai Saint-Bernard, de l’autre côté, sur la Seine, tout près de l’endroit où j’ai acheté des briques pour ma bibliothèque).

Je ne sais pas si Nacht12 (qui nous vendit jadis la rue du Bac) habite toujours sur la place (dans cet immeuble aux lourdes pâtisseries rococo) : de toute façon je ne connais pas Nacht, ne suis jamais allé chez lui (P[aulette], si) ; l’ai vu, un jour, à l’Union des écrivains13, la fois que j’y suis allé, il s’y tenait un séminaire de traducteurs (sa femme a traduit Oscar Lewis14 ?), et bien sûr, lors de la signature des actes de vente, ce qui évidemment ne s’appelle pas connaître quelqu’un ; je ne sais même plus comment s’appelle l’ingénieur (?) breton (?) à qui nous avons revendu la rue du Bac (pas un ingénieur, un assureur).

D’autres vivaient dans le coin. Perdus de vue. Jacques Joly (revu l’année dernière à une fête (!) chez Marcel), Emmanuelle (revue lors d’une exposition collective chez les Saint-Saëns – mâtin ! quelle maison ! – d’Isabelle Dubosc et autres, en même temps que d’autres qui poursuivent on ne sait trop comment leur bonhomme de chemin : Peretz, Jean-Pierre Sergent, rencontrés à ladite exposition ; et Dominique K[leman], Philippe Adrien – ensemble ?!) vu hier au « Rosebud » (mais pourquoi aller au « Rosebud » ?)15.

NOTES

1 En juin 1972, Perec quitte son appartement de la rue de Seine (qu’il loue désormais à Jean-François Adam), pour en louer un lui-même plus grand 85 avenue de Ségur, dans le quinzième arrondissement. Voir le texte 23, n. 1.

2 Qui habitait alors rue des Boulangers, tout près de Jussieu (voir le texte 33, n. 1).

3 Restaurant (voir la suite du texte).

4 Remarque involontairement ironique puisque Paulette et Georges Perec habiteront, à partir de 1974, dans deux appartements différents d’un même immeuble, 13 rue Linné, c’est-à-dire à proximité immédiate de Jussieu. Voir aussi le texte 18, n. 23.

5 C’est dans la cour de cet immeuble du 5 rue de Quatrefages qu’habitaient Georges et Paulette Perec.

6 Stéphanie Malan était une amie de Perec, marchande de biens immobiliers ; c’était aussi l’épouse du romancier, scénariste, producteur et journaliste Pierre Bourgeade (qui utilisait également lui-même comme pseudonyme Malan – voir le texte 26, n. 34). C’est elle qui, dans les premiers mois de 1972, assiste Perec dans la recherche d’un nouvel appartement (ce que révèle l’agenda de Perec).

7 Sans doute une fille d’Hubert Beuve-Méry, journaliste et fondateur du Monde

8 « Sang neuf » : 109.

9 La tour Zamansky est celle de la Faculté des sciences de Jussieu, du nom d’un de ses doyens, Marc Zamansky ; MF : modulation de fréquence.

10 En fait, Marcel Bénabou fut bien chargé de cours à l’université Paris-VII Denis-Diderot, alors sise en partie sur le campus de Jussieu, à partir de 1971 (et non à Censier, c’est-à-dire à l’université Paris-III Sorbonne-Nouvelle, sise aux environs de la place Monge) ; mais il est vrai qu’au tout début de la création de l’université Paris-VII, en 1971, certains cours furent dispensés dans les locaux de Censier, dont ceux de l’ami de Perec.

11 Probable référence à Pierre Buser, neurophysiologiste et neurobiologiste que Perec devait connaître dans le cadre de son travail et qui à l’époque était en poste à l’université Pierre-et-Marie-Curie, précisément sise à Jussieu ; Paris-Buser était peut-être le nom de son laboratoire.

12 Voir le texte 1, n. 2.

13 Il s’agit ici de l’association française fondée en 1968 par Jean-Pierre Faye, Alain Jouffroy et un groupe de deux cents écrivains désireux de défendre leur profession et de réfléchir à leur rôle dans la société. L’Union des écrivains a ensuite donné naissance au Conseil permanent des écrivains.

14 Oscar Lewis, anthropologue américain, traduit en français par Céline Zins, effectivement compagne de Marc Nacht.

15 Jacques et Emmanuelle Joly (Genevois) : voir le texte 1, n. 9 ; Marc et Madeleine Saint-Saëns : voir le texte 7, n. 13 ; Isabelle Dubosc est l’épouse de Marcel Bénabou ; Henri Peretz ; Philippe Adrien : metteur en scène que Perec connut au Moulin d’Andé.

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