77. Gaîté, souvenir 4
Pas Choiseul, pas Italie, pas Junot
Peut-être Gaîté ? peut-être Jussieu ?
Peut-être Assomption ?
Vilin ? Saint-Honoré ?
Certainement pas Saint-Louis
Sans doute pas Mabillon
Ni Contrescarpe
Quel est le lieu qui me manque ?
Né rue Vilin
Enfance rue de l’Assomption
Franklin ! (fugue à )
Junot pour Henri
Italie pour Michel
Gaîté pour Jacques
Saint-Honoré pour y avoir vécu
Contrescarpe pour Quatrefages et avant pour Blainville
Jussieu pour Contrescarpe puis pour P[aulette]
Choiseul pour P[aulette]
Mabillon pour l’Échaudé (puis pour Seine)
Saint-Louis
C’est un peu au hasard que je choisis1
Gaîté
Souvenir
x 19722
Au « Bar du Pont-Royal », mercredi 3 mai 1972 vers 16 h 45 sortant de chez J[ean]-B[ertrand] P[ontalis] (après une séance dont les horaires étaient décalés par rapport à la normale), attendant quelque chose comme 18 heures pour aller voir Harry M[athews]. À peu près incapable de rentrer chez moi (où je sais que je ne ferai rien d’autre que des réussites3) : après tout, ce n’est pas si mal de venir travailler dans un café, surtout s’il est, comme celui-ci, complètement vide de clients, frais (il fait chaud dehors) et par surcroît amical.
Je n’ai jamais dormi rue de la Gaîté. Je ne connais personne qui y habite. P[aulette], récemment, a rencontré dans un train une femme genre sa cousine Charlotte (elle ne s’appelle pas Charlotte mais ça ne fait rien : c’est une petite femme à mise en plis qui dit : « Vitesse grand V ») qui possède un petit magasin de chaussures dans la rue.
La rue de la Gaîté est donc essentiellement, primairement, un endroit de passage : une manière, venant du Quartier4, d’aller chez J[acques] L[ederer], que ce soit avenue du Maine (là où vivaient ses parents, maintenant porte de Vanves – j’y fus dimanche voir à la télé Les Espions de Lang5 – ; c’est maintenant une fourrière – à voitures ? – de la préfecture) ou rue Vercingétorix. Depuis (et même assez récemment), c’est toujours venant du Quartier (mais je viens rarement d’ailleurs), un chemin vers chez Bernard et Agnès Queysanne (jadis rue Vercingétorix, aujourd’hui rue Didot) ou vers chez Marcel et Isabelle Bénabou (villa Duthy, dont je faillis être locataire). Ç’aurait pu être aussi sur le chemin de M[aurice] Pons et Michèle Georges qui vivent maintenant dans ce quartier, si je « fréquentais encore chez »6. Ce sera encore sur le chemin de J[acques] et M[ireille] qui vont bientôt déménager dans un HLM de quatre pièces à Plaisance (encore rue Didot, où vivent également des amis – poètes – de Jacqueline7, et Rosine, qu’elle ne voit plus guère désormais).
C’était un passage aussi, mais lié à l’existence même de J[acques]8, qui conduisait, dans les années 56-57, chez De M’Uzan ?? (?), Villa Seurat.
Le circuit : rue de Rennes → Montparnasse → rue d’Odessa → rue de la Gaîté → rue Vercingétorix (ou avenue du Maine) s’est à ce point imprimé dans mes habitudes que tous les autres itinéraires m’ont toujours paru exotiques, inhabituels, anormaux. Passe encore de passer par la rue Delambre (que le « Rosebud » a fini par rendre familière) mais un chemin passant par (par exemple) la rue du Cherche-Midi et le bas de l’avenue du Maine se rapproche plus de l’exploration ou de la dérive (systématiques ou non) que du parcours. Il en va de même pour les routes (rarissimes) qui viennent de Denfert (j’oublie même sur l’instant le nom de cette rue : ah ! si, Froidevaux : Denner9 y eut ses premiers bureaux, on y trouve la « Maison des Bibliothèques »), qui traversent le cimetière (venant de Raspail – le Raspail vert…), ou, encore moins fréquentes, qui passent par[-]derrière (par exemple passant par la rue d’Alésia, venant des portes, de Pasteur – pont des Martyrs-du-Lycée-Buffon10…).
La rue de la Gaîté appartient donc (en quelque sorte ontogénétiquement) à un circuit obligé lié à la topographie même de ma jeunesse. Dans leur grande majorité, les souvenirs « non itinérants » que j’ai de cette rue, c’est-à-dire, principalement, les souvenirs alimentaires et culturels, découlent de cette fonction première. Les seules exceptions, à ma connaissance, sont toutes liées à ce que je pourrais appeler la « vocation théâtrale » de la rue de la Gaîté :
a. |
54 ou 55 ou 56 ? Je vais exprès rue de la Gaîté voir au « Théâtre Montparnasse » un Henri ou un Richard (plutôt Henri) monté par Planchon11. Je n’aime pas. Ni P[aulette] que je rencontre à la sortie (avec Amor ?). Je regrette (plus tard) d’avoir raté Les Trois Mousquetaires 12. J’y retourne, sans doute, quelquefois ? La dernière : avec J[ean]-F[rançois] A[dam], Romain, Jacqueline… pour un spectacle Dubillard à onze heures du soir (très moyen)13. |
b. |
L’Augmentation, créée en 70 à « La Gaîté Montparnasse »14. Je fréquente assidûment les cafés du coin et surtout « La Belle Po(lonaise) ». C’est l’occasion de voir pas mal de gens que je vois rarement (et jamais dans ces quartiers ; je pourrais même dire : jamais ailleurs que chez eux, ou en tout cas jamais « dans la rue » (Bernard L[amblin]) : Henri Chav[ranski], Crubs, Lefebvre, Zéraffa. Rassemblement curieux dans le petit hall le soir de la générale ! En vrac : Hugelin, Esther, Lili, Rappeneau, Voirol, Grumberg, Romain… !)15. |
c. |
Par J[ean]-F[rançois] A[dam], je rencontre Michel Lancelot qui joue dans L’Étoile au front près de la place d’Italie ; après le spectacle nous allons dîner (avec P[aulette] et Marcel, J[ean]-F[rançois] A[dam], etc.) chez « Maria », rue du Maine, endroit très fréquenté par des acteurs et des pédés. Nous y rencontrons J[ean]-P[ierre] Sergent (chef de plus en plus dégarni). Y retournons deux ou trois fois depuis.16 |
On pourrait ajouter :
d. |
« Bobino » : j’y suis allé très rarement, me semble-t-il. Avec P[aulette] ? avec J[acques] ? pour écouter Brassens très certainement. Les autres fois ? |
Les autres événements ayant pu survenir rue de la Gaîté sont liés à la présence dans la rue de restaurants et de cinémas qu’autrement (qu’en y passant à peu près deux fois par semaine minimum) j’aurais ignorés.
– « Les Mille Colonnes » (et non « les Mille Colonies » comme je l’ai trop longtemps cru) : une fois : c’était à l’époque presque un restaurant cher (et qui m’a semblé bon). – « Les Îles Marquises » : y faire une folie d’huîtres : long rêve caressé puis réalisé (en 57 ?) : ce doit être un endroit banal. – Un glacier ? il y en a un aussi rue d’Odessa. – Les trois cinémas, refuges à puces. L’un est devenu salle d’exclusivité (le plus au bout vers Maine). J’aimais surtout celui du renfoncement. |
Recherche d’un cinéma, par exemple, un après-midi de l’été 56 : ça commence rue de Rennes (l’ex-« Arlequin », puis le « Rennes Gaumont », plus récent) ; place Montparnasse17 : le « Cinéac » (détruit) le « Miramar » ? (cher !). Boulevard du Montparnasse : deux récents dont « La Rotonde » (tenu par un ami de Nour, j’y ai vu Jazz à Newport 18 avec écouteurs individuels !!). Accessoirement le « Raspail » ; ne pas oublier le « Studio Parnasse ». Accessoirement, le « Delambre ».
Les trois de la rue de la Gaîté. Le « Maine Palace »19 (lui aussi exclusivifié) ; puis on rejoint Alésia. Cinémas entre Denfert et Alésia (dans l’un, Condamné au silence de Preminger20) puis la rue d’Alésia (l’« Alésia Palace » ?), avant d’aller se livrer à son propre cinéma Villa Seurat21 !
C’est à peu près tout. Autres lieux remarquables de la rue : le centre de PMU, rue Vandamme (?) que m’a montré Bernard22.
Jadis il y avait un bouquiniste qui n’avait d’ailleurs pas grand-chose d’intéressant. Un marchand de bonbons au kilo : tentations toujours suivies de dégoût. Yeux plus gros que le ventre, toujours. Une espèce d’« Uniprix » fermé (?) depuis des années. Divers électroménagers. Mode (horribles).
C’est une rue laide et triste, tout compte fait.
1 Dans les textes 26 et 41, Perec se livre déjà à des récapitulatifs des douze lieux. Le blanc qui suit « fugue à » s’explique par le fait que Perec n’est pas sûr de l’année de sa fugue ni donc de son âge d’alors (voir le texte 14, n. 5). Enfin, si Perec choisit « un peu au hasard », c’est parce que ce texte résulte en fait d’un rattrapage et qu’il se trouve donc libéré de son calendrier contraint.
2 Le « x » du manuscrit a été surchargé par « mars » écrit au crayon de mine rouge.
3 Comme le narrateur d’Un homme qui dort (voir Œ1, p. 205-206).
4 Du Quartier latin.
5 Film d’espionnage de Fritz Lang (1928).
6 Allusion à la rupture avec Suzanne Lipinska et avec le Moulin d’Andé (même si Perec était demeuré en contact occasionnel avec Maurice Pons).
7 Probablement Jacqueline Ancelot (voir le texte 67, n. 1) avec qui Perec est alors en liaison amoureuse (la « bombe du temps » composée par lui le 19 août 1971 – voir le chapeau introductif du texte 63 – est marquée « J. A. » (Jacqueline Ancelot) sur l’enveloppe et contient des documents relatifs à celle-ci). Rosine : selon le sens le plus probable de la phrase, amie de Jacqueline (et personne non identifiée).
8 Jacques Lederer était lui-même en cure avec Michel de M’Uzan au moment où Perec entama une analyse avec lui.
9 Voir le texte 24, n. 19.
10 Le pont des Cinq-Martyrs-du-Lycée-Buffon relie le boulevard Pasteur à la place de Catalogne en enjambant les voies de chemin de fer de la gare Montparnasse.
11 Voir le texte 12.
12 Spectacle de Roger Planchon créé en 1959 au « Théâtre de l’Ambigu » et repris en 1961 au « Théâtre des Champs-Élysées ».
13 Il s’agit de Jean Harlow contre Billy the Kid, pièce de Michael McClure adaptée en français par Roland Dubillard, mise en scène d’Antoine Bourseiller, qui fut effectivement jouée à 23 h, en 1970, mais au « Théâtre de Poche Montparnasse » et non au « Théâtre Montparnasse ». Cette même année 1970, Roland Dubillard joue dans une adaptation pour la télévision de L’Été de Romain Weingarten, pièce qui avait été mise en scène par Jean-François Adam à sa création en 1966 dans ce même « Théâtre de Poche Montparnasse » (deux des personnes ici citées par Perec). Jacqueline : probablement toujours Jacqueline Ancelot, comme plus haut.
14 Dans une mise en scène de Marcel Cuvelier (première représentation le 26 février 1970), avec Marcel Cuvelier, Olivier Lebeaut, Monique Saintey, Frédérique Villedent, Yves Péneau, Thérèse Quentin et la voix de Danielle Lebrun.
15 André Hugelin, directeur du laboratoire de neurophysiologie du CHU Saint-Antoine où travaille Perec (voir aussi le texte 1, n. 5, et le texte 3, n. 19). Michel Voirol : journaliste et formateur en journalisme, compagnon de Minh Nguyen Thanh Liem, psychanalyste et mathématicienne (Perec avait probablement connu le couple au Moulin d’Andé). Jean-Claude Grumberg, écrivain, scénariste et dramaturge.
16 Voir le texte 61 pour cet épisode. Il s’agit en fait de Patrick Lancelot (Perec confond avec le journaliste Michel Lancelot qui anime alors une émission célèbre à la radio Europe 1, Campus).
17 Voir le texte 12, n. 14.
18 Film musical de Bert Stern et Aram Avakian (1959).
19 Appelé « Le Maine » dans le texte 12.
20 Film de guerre d’Otto Preminger (1955).
21 Où exerce le psychanalyste de Perec, Michel de M’Uzan.
22 Il y a plusieurs Bernard dans l’entourage de Perec (Bernard Quilliet, Jaulin, Lamblin, Queysanne) ; le plus plausible ici est le dernier de cette liste.