57. Jussieu, souvenir 3
Lieux
Mai 71
Souvenirs de la place Jussieu
Paris, rue de Seine, le lundi 2 août, vers 15 heures
Signe d’une perturbation dont les effets vont décroissant, cette journée de récupération vise à rattraper tout le temps perdu et à rétablir un peu plus de rigueur dans un protocole qui perdrait tout sens s’il n’était pas respecté scrupuleusement, ce qui vient d’être le cas ces dix derniers mois.
Me suis déjà expliqué là-dessus, je crois.
La place Jussieu est triangulaire. Il y a des arbres au milieu, une station de métro, un arrêt d’autobus, une boîte aux lettres, une borne d’appel des pompiers, divers minuscules bâtiments servant (on peut le supposer) aux services de la voirie parisienne. Quelques cafés. Depuis moins longtemps, une crêperie, non une friterie, infecte. Vaste perspective sur les bâtiments de la nouvelle faculté, ancienne Halle-aux-vins.
Le dernier souvenir que je crois avoir se rapportant à un passage place Jussieu me semble concerner quelques tentatives pour m’y garer (quand je dis « m’y », il faut entendre « m’y » passager d’une voiture conduite par un ami cherchant à se garer pas trop loin de chez P[aulette]1 : entrent dans cette catégorie : Henri G[autier] (au moins deux fois), Marcel, Sylvia et Philippe2, peut-être même les Lederer (et leur nouvelle méhari rouge).
Des souvenirs à peine plus anciens se rattachent à l’accident de P[aulette]3.
Au retour de Duchat (mort depuis au Moulin), moi descendant de la voiture de S[uzanne] et la voyant repartir avec R.4 Eeeeech !
Brève histoire et tentative de généalogie de Duchat5
Duchat (encore appelé Duchat-Labelle, ou Madame Duchat née Trump’phai (ou Troomp-faye, ou Troump’faille), prononciation sabir de « tramway » prétend-on) est née vers mars 1966. Elle était la fille d’un chat – qui appartenait pour moitié à un étudiant en philosophie nommé André Glucksmann (célèbre depuis) et pour l’autre moitié à un polygraphe dont le nom m’échappe et qui est devenu depuis rédacteur en chef du Magazine littéraire 6 – et d’une chatte appelée « Fantoche » qui appartenait aux Michaud-Mailland. Michaud, Glucksmann, le troisième et Bellour étaient tous quatre d’origine lyonnaise et étaient montés à Paris depuis peu. Je les voyais beaucoup, préparant, avec M[ichaud] et R[aymond] B[ellour] une adaptation cinématographique des Choses.
Nous avons pris Duchat lorsque nous avons emménagé rue du Bac.
Enfermée dans la pièce qui me servait de bureau un jour où nous étions, P[aulette] et moi, sortis, et où des ouvriers réparaient notre plancher chancelant, Duchat essaya de passer dans la cuisine et tomba du quatrième étage sur la verrière d’une courette intérieure. Une voisine (pour laquelle, un peu plus tard, nous nous ruinâmes en fleurs) prévint les pompiers qui apportèrent Duchat chez un vétérinaire célèbre de la rue Vaneau. Duchat fut sauvée, bien que sérieusement étourdie.
Au mois d’août, je crois, j’emmenai pour quelques jours Duchat à Blévy7. Elle effraya, puis excita singulièrement le chat des Lamblin8, Pussy, très beau chat roux, malheureusement ligaturé. Par la suite, on vit rôder dans la cour une demi-douzaine de mâles dont l’un fut le père des deux premiers enfants de Duchat, Duduche, qui fut donnée à Anne Getzler9 et qui est maintenant grand-mère elle-même, sa nombreuse progéniture ayant été distribuée je ne sais trop comment – sinon qu’il y a des descendants de Duchat à Saint-Félix, près de Carcassonne10, et un chat dont j’ai oublié le nom, assez beau, mais idiot, demeuré, peu susceptible d’apprentissages même élémentaires : celui-ci fut donné à un pianiste architecte surnommé Faton (j’ai oublié son vrai nom, peut-être Cohen quelque chose11) marié à une amie de Bénabou, qui me le présenta en vue d’une collaboration tripartite (Faton, Bénabou et moi) à une comédie musicale (projet sans lendemain).
Il m’apparaît que ceci eut lieu en 1967 et non en 66, vers la fin de l’année. C’est avec Faton que j’allai en janvier 67 à une surprise-party (!!) assez sinistre aux environs de Paris, provoquant une réaction si vive chez P[aulette] qu’elle détermina en partie mon départ pour Andé.
Les deux chats étaient rue du Bac avec leur mère au moment de l’exposition de Pierre12.
Je faillis revoir Faton au Moulin : une troupe semi-amateur (des élèves de Christian Dente13 et al., dont Anne L[ipinska]) vint répéter et jouer Électre. Parmi eux se trouvait, bien qu’elle ne fût pas actrice, une amie de F[aton] (et de Bénabou and co.) qui voulait le faire venir pour qu’il joue du piano (il y avait dans la troupe – ou à côté – un batteur et un saxo, parfois assez inspirés).
Récemment, dans le « Pub » de la rue de l’Ancienne-Comédie14, sur le coup de deux heures du matin, mangeant (pour nous dessoûler un peu) un tartare avec M[ichaud]-M[ailland], je revis cette fille qui me dit que F[aton] jouait tous les soirs au « Club Saint-Benoît ». Il jouait encore le lendemain (pour la dernière fois) mais je n’ai pas pu aller l’écouter. En fait je ne l’ai jamais entendu.
Et voilà pour lui.
L’année suivante (vers la fin de 68 je pense) Duchat (à la suite, il me semble, d’un court séjour qu’elle fit à Druyes-les-Belles-Fontaines15) donna naissance à un chaton unique que l’on baptisa Petit Tome (ou Tom) Premier de Savoie, plus communément appelé Petit Tom et que l’on donna à Monique Auf[redou]16. Il vécut donc chez M[onique] A[ufredou], à la Nouvelle Faculté de médecine, beaucoup plus heureux que la plupart des chats (et autres animaux) qui franchissent les portes de ces bâtiments (encore qu’il n’y ait plus tellement de laboratoires de recherches à la NVFM, qui a d’ailleurs aujourd’hui un autre nom dont je ne me souviens pas17). Hélas, Petit Tom fit une chute et se cassa une jambe. Le vétérinaire de Saint-Antoine18 (Animalerie centrale, Dr Maurin-Blanchet) accepta de l’opérer mais Petit Tom dut finalement être tué.
La portée suivante eut lieu au mois de juin 1970, consécutive, je crois, à une fugue de quelques jours que fit Duchat peu après l’installation de P[aulette] rue des Boulangers (ce qui nous ramène à la place Jussieu), fugue qui, vraisemblablement, eut lieu dans les Arènes de Lutèce.
De père inconnu, Duchat eut quatre chatons. Ils furent presque entièrement élevés pendant l’été au Moulin. P[aulette] eut un accident de voiture le 20 juin, passa quelques jours à Cochin (pendant lesquels j’habitai rue des B[oulangers] et m’occupai de Duchat, et Duchat des quatre petits, qui d’ailleurs l’épuisèrent). Puis P[aulette] et moi partîmes au Moulin avec les cinq animaux, où ils restèrent tout l’été, cependant que P[aulette] allait à Annecy, chez M[arie]-N[oëlle] T[hibault]19 puis en Tunisie.
Il y eut énormément de chats au cours de ce dernier été que je passai au Moulin. Outre les quatre de Duchat, il y avait Crouille, le chat roux des Crouille-Marteau, groupe pop de J[ean]-P[ierre] Kalfon20, et toute une ribambelle de sauvages et demi-sauvages (de moins en moins sauvages) et le petit chat noir de Stella M[atard]21. La femme de ménage du Moulin, Mme Margotte, prit quelque temps en pension les quatre petits de Duchat (et Duchat) puis tous revinrent s’installer dans la salle dite « de la télé » mais Mme Margotte continua de s’occuper de leur nourriture.
Les quatre petits de Duchat étaient très variés. Il y avait deux chatons tricolores (comme Duchat), appelés respectivement Petit Tom 2 et Petit Tom 3. Ils étaient promis à Monique Auf[redou] pour remplacer Tom Un, mais finalement ils furent donnés à des fermiers des environs. Il y avait un chat très pelucheux à l’air un peu maladif. On l’appela Melocotón (ça doit vouloir dire « pêche » en espagnol) et il fut donné (ou plutôt elle) à Philippe D[rogoz] et P[aulette] L[ordereau] où il est (elle est) toujours. Elle se porte bien et met régulièrement bas. Le quatrième était roux et fut appelé, je crois, Rouquette, nom d’un médecin local. Il fut donné à une amie de P[aulette] appelée Ada Kleitman.
Au cours de l’été, Duchat fit une longue fugue. Puis elle revint, maigre, les flancs pendants, à Paris. Elle qui avait été une chatte svelte et agile, à la longue queue balayante, aux pattes hautes, avait maintenant l’air d’une vieille chatte un peu malade. On nous apprit qu’il ne faut jamais laisser toute sa portée à une chatte car cela l’épuise.
Cette fois-là elle mit au monde cinq chatons et P[aulette] en tua trois en les enfermant dans une boîte à chaussures remplie de coton imbibé d’éther. Les deux chats restants étaient : l’un gris, on le nomma Petit Tom 4 et on le donna à Monique Auf[redou] où il changea de nom mais où il est toujours. Le second était roux, je ne me souviens plus du nom qu’on lui donna. Monique M[artens] le voulait, mais elle est allergique aux chats et leur seule présence lui donne de l’asthme ; aussi le refila-t-elle à une de ses collègues de bureau (elle travaillait alors à Politique Hebdo 22).
Au mois de mars 1971, Duchat disparut. On ne s’inquiéta pas, habitués à ce qu’elle fasse de temps en temps des fugues. Mais l’hiver fut d’une rigueur particulière et Duchat ne reparut pas. On pensa quelque temps qu’elle avait pu trouver refuge chez des personnes amies qui l’auraient hébergée durant les grands froids. P[aulette] la chercha dans les Arènes et dans le quartier. Puis alla avec Mireille à la morgue, je veux dire à la fourrière (où il y a surtout des chiens)
Duchat était née rue Lacépède et est morte, vraisemblablement, dans ce même quartier.
1 Perec n’avait pas le permis de conduire et n’a jamais possédé de voiture.
2 Sylvia et Philippe : Sylvia Lamblin-Richardson et son ami d’alors, Philippe Ourcival. « Les Lederer » désigne ici Mireille et Jacques.
3 Voir les textes 33, n. 5, 35 et 37, n. 2.
4 Tandis que Paulette est hospitalisée suite à son accident de juin 1970, Perec s’installe chez elle rue des Boulangers et s’y occupe de la chatte et des quatre chatons auxquels elle vient de donner naissance ; puis, Paulette et Georges devant partir pour Annecy avec Marie-Noëlle Thibault, tous les chats sont amenés au Moulin d’Andé où ils passent l’été (ainsi que Georges d’ailleurs, qui ne fait qu’un très bref séjour en Haute-Savoie) ; l’expression « retour de Duchat » désigne donc vraisemblablement le moment où Perec revient avec l’animal à Paris à la fin de l’été, transporté par Suzanne et « R. » (sans doute Régis Henrion, scénariste, acteur et familier du Moulin – voir la liste des invités à la « dépendaison de crémaillère » qui accompagne le texte 26, n. 34, et le texte 63, n. 4).
5 Perec a entamé cette généalogie de Duchat dans le texte 24 ; par ailleurs, cette entreprise faisait partie de son projet plus général d’une « autobiographie détournée », exposé par exemple dans « Le rêve et le texte » (voir le texte 26, n. 22).
6 Sans doute Jean-Jacques Brochier (voir le texte 1, n. 12 – ainsi que pour Jean Michaud-Mailland, Raymond Bellour et le projet d’adaptation des Choses pour le cinéma évoqués en fin de paragraphe ; voir également le texte 24, n. 16).
7 Voir le texte 37, n. 8.
8 De Bianca et Bernard Lamblin.
9 Fille de Denise et Pierre Getzler.
10 Saint-Félix où Jacques Roubaud, frère de Denise Getzler et ami de Perec, possédait une maison.
11 François Cahen, ou Cahen-Delabre (d’où le « Cohen quelque chose »), dit Faton Cahen (voir le texte 24, n. 14).
12 Il s’agit de l’exposition de tableaux de Pierre Getzler que Paulette et Georges Perec organisèrent dans leur appartement de la rue du Bac en décembre 1967 et pour laquelle un catalogue ronéoté fut réalisé, notamment avec un texte-préface de Perec, « chemin de pierre » (repris dans CGP 10, p. 29-30 et dans ECTRI, p. 878-880.)
13 Chanteur, comédien et metteur en scène qui dirigea plusieurs troupes et théâtres. En 1967 il ouvre une école de théâtre comportant un atelier-chanson au « Théâtre Daniel-Sorano » de Vincennes.
14 Il s’agit du célèbre « Pub Saint-Germain ».
15 Voir le texte 15, n. 5.
16 Monique Aufredou (voir le texte 24, n. 14). Elle et son mari Marc habitaient dans l’enceinte de la Nouvelle faculté de médecine de la rue des Saints-Pères parce que ce dernier y était responsable du service intérieur.
17 La NVFM (Nouvelle faculté de médecine) fut ensuite intégrée à l’université Paris-Descartes.
18 C’est-à-dire du CHU Saint-Antoine, où travaillait alors Perec. L’« animalerie centrale » est le service en charge des animaux de laboratoire.
19 Voir le texte 37, n. 2.
20 Jean-Pierre Kalfon, chanteur et acteur français qui joua effectivement dans le groupe des Crouille Marteau (1968-1971).
21 Vraisemblablement Stella Matard, autre nom de la mathématicienne Stella Baruk, que Perec connut précisément au Moulin d’Andé cet été-là de 1970.
22 Hebdomadaire de gauche qui parut de 1970 à 1981.