2. Mabillon, réel 1
Mabillon
31 janvier 1969
18 h
1°) Du café « L’Atrium »
Au bout de la terrasse sur le boulevard Saint-Germain
L’axe de mon regard tombe sur l’enseigne rouge de « La Rhumerie Martiniquaise », traçant une ligne imaginaire à peu près perpendiculaire à la rue de Buci et qui peut prendre en enfilade le boulevard Saint-Germain dans la direction de Saint-Germain-des-Prés.
Le café est à peu près plein. La nuit est tombée. Il fait beau, le ciel est violet.
La circulation sur le boulevard (en sens unique, venant sur moi) est fluide. Foule mesurée sur les trottoirs.
En face, au croisement de la rue du Four et du boulevard, une banque, la « BNP », à peine éclairée, rez-de-chaussée d’une maison grise. Deux fenêtres sont allumées au premier, deux au quatrième.
Plus loin, la carotte d’un tabac (« Le Saint-Claude ») dont on distingue vaguement la terrasse couverte.
(Parmi les passants, D. K., qui me fait un signe de tête, puis poursuit son chemin1.)
Au premier plan, sur le trottoir, les piquets qui, s’ils portaient leurs chaînes, interdiraient ou plutôt rendraient difficile de traverser le boulevard à cet endroit.
Un arbre, sans sa grille2, porte deux affiches pour des bals de grandes écoles (l’une porte la photographie de Line et Willy3 ; l’autre, orange et mauve, à ambition psychédélique, laisse voir le mot « Équipement »).
En regardant le trottoir opposé :
L’immeuble, blanc, de la « Librairie du Tourisme » (cartes Taride4).
Un immeuble, noir, dont les fenêtres du premier étage portent les marques « LD », dont le rez-de-chaussée est masqué par une palissade portant trois grandes affiches : « Barbara à l’Olympia » (longue et noire la main haut levée) ; « Inno BJ »5, annonçant deux nocturnes par semaine (mercredi de 9 h 15 à 22 h, vendredi de 10 h à 20 h 45) et « Potage Liebig quand on l’ouvre c’est déjà… » Les derniers mots et tout le bas de l’affiche sont recouverts d’affichettes jaunes et vertes.
« Lip’s » tailleur : au premier étage, une enfilade de complets.
Un éventaire de journaux avec une toile jaune marquée « Paris-Presse ».
« Buci », tailleur.
Puis de l’autre côté, rue de Buci :
Un maroquinier offrant des soldes.
Location d’habits.
« Il Teatro ».
« Au cor de Chasse », location d’habits.
Le café « Le Mabillon », avec son marchand de crêpes et un éventaire d’huîtres, bleu, fermé.
Revenant sur le boulevard, au-delà du « Mabillon » « Café-Glacier » :
L’enseigne de la « Rhumerie ».
Le « Wimpy » de J. Borel6.
Plus loin un autre café.
Vendredi 31 janvier 1969
18 h 35
Mabillon
2°) Du café « Le Mabillon ».
Cinq cars de police grillagés, venant de la rue du Four, passent sur le boulevard Saint-Germain.
Au premier plan une rangée de tables et de chaises.
Un arbre, sans sa grille, portant deux affichettes, l’une concernant Je ne veux pas mourir idiot 7 au « Théâtre des Arts », l’autre appelant à la « Nuit de la céramique », le 1er février, dans les salons du « George-V », entrée 20 F., étudiants 12 F.
Puis la double ligne jaune remplaçant le passage clouté.
En face :
En tournant la tête vers Saint-Germain-des-Prés :
La carotte d’un tabac.
Un magasin à l’enseigne ovale que je ne déchiffre pas.
« La Gaminerie ».
Deux autres magasins, sans doute eux aussi consacrés à l’habillement.
La « B.N.P. » toujours aussi médiocrement éclairée
La rue du Four paraît sombre.
Un magasin de chaussures, « TILL chausse les jeunes », à la devanture bleu ciel.
Une affiche représentant, me semble-t-il, des oiseaux très stylisés.
« La Pergola » « Tuborg Service à toute heure Snack B(ar) Restaurant », l’AR de BAR restant pour moi masqué par l’indication « METRO » que surmonte un gros globe jaunâtre.
On distingue (mais parce que je le sais) l’étal du vendeur de journaux à côté de la sortie du métro.
Puis la rue (de Montfaucon) menant au « Marché Saint-Germain ». Tout au fond une pizza (enseigne rouge laissant place à un signe bleu que je ne parviens pas à lire), un bar signalé par deux panneaux de néon scintillant dessinant deux rectangles, une autre enseigne, ronde, tournant sur son axe, un signe « ELF », une enseigne blanche que je vois déformée (par anamorphose).
Puis, à nouveau « L’Atrium », et l’horloge du carrefour marquant 18 h 50.
La vitre séparant la salle du comptoir est en verre dépoli à incrustations coloriées, d’inspiration cubiste, telles qu’on devait en faire, j’imagine, vers 1930. De même la porte des Toilettes-Téléphone qu’entoure une gigantesque photographie de l’île de la Cité.
Le café vaut 1 F 50 (il valait 1,35 à « L’Atrium »).
Vendredi 31 janvier 1969
19 h
Mabillon
3°) Du café-tabac « Le Diderot »8
Il y a ici beaucoup plus de monde ou en tout cas d’animation.
Installé non à la terrasse, mais dans la salle ; c’est à peine si je distingue la rue.
Dans la glace, je distingue l’enseigne d’un restaurant chinois qui doit en fait se trouver derrière moi (peut-être à côté du « Village »9 ?)
Je parviens aussi à voir l’enseigne « Wimpy », en face, assez loin, et peut-être quelque chose qui serait la « Galerie du siècle ». J’arrive même à voir un morceau de l’enseigne de la « Rhumerie », en me penchant et s’il n’y a pas d’autobus à ce moment-là sur le boulevard.
Il y a des débuts d’embouteillage.
J’ai traversé le boulevard (venant du « Mabillon ») en me faufilant entre les voitures. Juste avant, une voiture de pompiers ou de police-secours hurlait pour passer.
La plupart des consommateurs ont des têtes qui me semblent familières.
Je bois un coca-cola.
1 Var. du texte publié : « (Parmi les passants, une amie, depuis longtemps presque perdue de vue […].) » Sans doute Dominique Kleman, née Frischer (voir texte 5, n. 17).
2 La grille de protection qui, bien souvent, entoure à Paris le tronc des arbres sur une petite hauteur pour les protéger des véhicules et sert fréquemment pour l’affichage sauvage.
3 Duo de variété française.
4 Voir les textes 90, n. 4, et 91, n. 2.
5 « Inno Belle Jardinière », grand magasin alors situé près du Pont-Neuf.
6 Jacques Borel, industriel français, fut le créateur en 1961 de la première chaîne de restauration rapide en France, les « Wimpy » (plusieurs fois mentionnés dans Lieux).
7 Pièce de théâtre (1968) de Georges Beller, Claude Confortès, Évariste, Philippe Ogouz et Georges Wolinski, mise en scène par Claude Confortès.
8 Note ajoutée par Perec dans le texte édité : « Le café-tabac s’appelle en fait “Le Saint-Claude” ; je m’obstine à l’appeler “Le Diderot”, à cause de la statue. »
9 Var. du texte publié : « du bar “Le Village” ».