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9Choiseul
11Contrescarpe

12. Gaîté, souvenir 1

juin 1969

Vendredi 27 juin mil neuf cent soixante-neuf
Moulin d’Andé
Dix heures du matin

1 – Il y a un café au coin de l’avenue du Maine et de la rue Vercingétorix, c’est-à-dire tout au bout de la rue de la Gaîté. En 56-57, on pouvait manger au comptoir une saucisse-frites qui n’était vraiment pas chère, peut-être même moins chère qu’à « La Petite Source »1. J’y venais assez souvent et je faisais ensuite des tilts2. J[acques] L[ederer]3 habitait alors avenue du Maine (au coin de la rue Raymond-Losserand) ; en suivant l’avenue du Maine jusqu’au bout, j’arrivais à Alésia, carrefour privilégié à l’époque puisque conduisant par la rue d’Alésia à la Tombe-Issoire et à la Villa Seurat4.

2 – Je suis passé récemment deux fois à la Gaîté. Ayant rendez-vous avec Jeanne Forêt5 à Montparnasse, je suis descendu à Edgar-Quinet ; quelques jours avant (ou après ?) je suis passé en voiture avenue du Maine en allant avec Marcel et Isabelle visiter non loin de la rue Didot un appartement (occupé par le frère d’Isabelle) que j’espérais alors occuper en septembre6. Les deux fois, j’ai été sensible au fait de passer non loin de la rue de la Gaîté, dans la mesure où ce mois de juin lui était consacré.

3 – Dans la mesure où il existe une relation forte entre Gaîté et Alésia (comme entre Denfert et Alésia), relation établie par un itinéraire fréquemment emprunté, je puis rattacher à la Gaîté les espoirs, entrevus puis déçus, d’habiter prochainement à Alésia, ou bien chez le frère d’Isabelle, ou bien dans l’appartement que Sylvie Weil va bientôt quitter, mais dont je sais déjà (par Catherine Bousquet ici présente) qu’il y a très peu de chances que je l’occupe7.

Je pourrais en déduire que le choix de Gaîté comme Lieu est un substitut d’Alésia, lui-même symbole de la Tombe-Issoire, c’est-à-dire de la Villa Seurat. Il est significatif que je n’aie pas choisi la Villa Seurat, qui fut pourtant, à Paris, le lieu le plus exploré ; je connais chaque café de ce quartier, et chaque tilt de chaque café.

4 – Il y avait trois cinémas dans la rue de la Gaîté ; celui du début passait généralement des mauvais films et j’y suis peu allé ; celui du bout passait des westerns, mais puait terriblement.

Les parents de L[ederer] y allaient souvent ; L[ederer] aussi à une époque, et moi itou. Je préférais le cinéma du milieu, au fond d’une petite impasse, près du théâtre (côté gauche en allant vers Maine) où je suis retourné une fois l’année dernière je crois avec P[aulette] (?) ; sans doute pour voir un Sturges8.

5 – Il y avait un restaurant qui s’appelait « Les Mille Colonnes » et dont j’ai cru pendant très longtemps qu’il s’appelait « Les Mille Colonies » ; J[acques] y est allé une fois (et m’a même dit qu’on y mangeait pas mal) mais moi non. Par contre je suis allé une fois manger des huîtres aux « Îles Marquises » (à l’époque nous faisions une consommation colossale d’huîtres, Jacques, Philippe et moi) et plusieurs fois chez un glacier sinistre mais dont les glaces (genre banana split) étaient bonnes (selon nos critères d’alors en tout cas).

6 – L’emprunt de la rue de la Gaîté a été toujours lié à une visite chez J[acques] L[ederer], qu’il habite avenue du Maine (112) ou rue Vercingétorix (68) ; j’arrivais par la rue d’Odessa, ou beaucoup plus rarement par la rue Delambre ; longtemps je n’ai connu de l’avenue du Maine que la portion Gaîté-Losserand, ignorant la partie aval (qui part quasiment de Duroc) et la partie amont (ou le contraire) qui va jusqu’à Alésia ; cette dernière partie est tout à fait sinistre d’ailleurs ; je ne sais pas pourquoi ; la première fois que j’y suis allé, c’était pour le mariage d’Huguette9 à la mairie du XIVe ; je me souviens aussi m’y être promené un jour avec J[acques] en costume de steward d’Air France (métier qu’il exerça tout à fait temporairement l’été 56 ou 55). Beaucoup plus tard, en 66, nous avons visité avec P[aulette] un grand appartement sur la place de la mairie du XIVe – très mal agencé je me souviens.

7 – Je ne suis jamais allé au petit théâtre de droite ; une fois, à celui de gauche (« Gaîté-Montparnasse » – ou le contraire ?) voir Planchon massacrer du Shakespeare en le pseudo-brechtant : c’est du moins l’impression que j’en gardai à l’époque10. Ça devait être en 56 ou 57 ; je me souviens que P[aulette] assistait elle aussi au spectacle (Amor venait de la quitter ?).

8 – Je n’ai pas réellement de souvenir de « Bobino ». Brassens une ou deux fois, je ne me souviens même plus en quelle année. Serge Davri11 dans un numéro de casseur d’assiettes (dont j’ai reparlé récemment) mais je ne suis même pas sûr que ce soit à « Bobino » que je l’ai vu.

9 – La rue de la Gaîté contient un music-hall, trois cinémas (dont au moins un, celui du bout (qui puait tant) est devenu cinéma ­d’exclusivités), deux théâtres (« Gaston Baty » ? et « Gaîté-Montparnasse » ?), deux glaciers, un restaurant semi-populaire, un autre à huîtres ouvert (ouvertes) après le spectacle, plusieurs magasins de vêtements, un ou deux d’articles d’électro-ménager (frigidaires, télés), une librairie (tout au bout à droite), plusieurs cafés, dont au moins deux tabacs, une boulangerie (tout au bout à gauche).

10 – L’arpentage de la rue de la Gaîté a souvent été lié à la recherche d’un cinéma. D’une manière générale, on peut dire que j’ai exploré systématiquement, au cours de mes années cinéphiliques, quatre grands axes cinématographiques. Le plus fréquent partait du cinéma « Le Panthéon », on passait ensuite rue Cujas, puis un bout du boulevard Saint-Michel (deux cinémas généralement inintéressants), on remontait par la place de la Sorbonne, puis rue Champollion (quatre ou cinq cinémas), puis « Champo » et « Actua-Champo », « Cluny », on pouvait ensuite descendre jusqu’à la place Saint-Michel (de mon temps (sic), il y avait encore deux théâtres rue Champo12 – dans l’un d’eux Duv fit monter Marée Basse par Blin, décor d’Atlan, musique de Jarre, avec Terzieff13 – ; j’ai vu ouvrir le « Cujas » et l’« Actua-Champo »). Depuis, il y a encore plus de cinémas avec « Les Studios Saint-Germain » de la rue de la Harpe et d’autres dont je ne connais même plus les noms.

Le deuxième axe partait de la rue de Rennes (cinéma cher) ; puis place Montparnasse14 (dont le « Cinéac » dans la gare), puis le cinéma de la rue d’Odessa (devenu exclusif lui aussi) ; puis les trois de la rue de la Gaîté et « Le Maine » ; exceptionnellement on pouvait encore dénicher un film à voir dans la rue de l’Ouest, je crois ; mais le cinéma (qui s’appelait quelque chose comme « Plaisance ») a disparu et fait place à un « Uniprix ».

Le troisième axe, beaucoup moins fréquenté, longeait les Grands Boulevards ; il partait de l’« Opéra » et aboutissait soit à la République, soit à la Gare de l’Est (en tournant boulevard de Strasbourg) ou encore à la place Kossuth (en tournant rue du Faubourg-Montmartre) d’où, exceptionnellement, on pouvait gagner Pigalle, Barbès etc. par la rue des Martyrs.

Le quatrième axe, arpenté uniquement en période faste, partait de Franklin-Roosevelt et arrivait à l’Étoile.

En 56-57, un cinquième axe fut constitué par les trois cinémas qui sont dispersés plutôt que regroupés entre Mouton-Duvernet et la Tombe-Issoire, avec, en désespoir de cause, un quatrième à Denfert même.

S’il faut trouver un sixième axe, il grouperait tous les cinémas de mon enfance, selon un itinéraire compliqué joignant la rue de l’Assomption (« Caméra »15) à la rue des Vignes (le nom du cinéma pourtant connu m’échappe : il abrite aujourd’hui l’IDHEC16… « Le Ranelagh », c’est ça…) puis à la rue de Passy (« Le Passy »17, puis le cinéma près de la rue Chernoviz, puis le cinéma du bout à côté du « Monoprix »).

Samedi 28 juin
Gaîté (suite)
Vers 13 h

11 – La rue de la Gaîté n’est pas vraiment belle ; mais je l’ai toujours trouvée agréable ; l’un de ses traits particuliers est, dans mon souvenir, qu’elle n’admet qu’un seul affluent (sur sa droite, à la hauteur du restaurant des « Mille Colonnes » ; de l’autre côté, il n’y a que la petite impasse où se trouve le cinéma du milieu).

Ceci confère à la rue une grande unité : c’est un tout, entre la rue d’Odessa et l’avenue du Maine ; un itinéraire obligé. Les lumières, le nom de la rue, ses points de fête, accentuent cette unité.

12 – L’une des dernières fois que j’arpentai la rue de la Gaîté fut en janvier dernier, avec Claude18. Nous sommes allés de la « Coupole » à l’appartement qu’il occupe temporairement rue Raymond-Losserand (sous-louant une pièce à J[ean]-Yves Pouilloux19) et qu’il me proposait. C’était un dimanche ; je suis ensuite allé chez Jacques, puis chez les Lamblin (qui eux aussi m’offraient l’ancienne chambre de Marianne20) ; finalement je n’ai occupé aucun de ces lieux, puisque je suis, pour un temps, revenu rue du Bac21

Samedi 28 juin
14 heures
Métatopique

Avec ces quelques souvenirs épars sur la rue de la Gaîté, j’achève le premier tour complet de mes lieux.

J’ai décrit chacun des douze, moitié en tant que souvenirs, moitié en tant que descriptions « réelles ».

Dans la deuxième moitié de l’année, chaque lieu évoqué comme souvenir sera décrit « réellement », et vice-versa. Ceci étant dû au choix (tout à fait arbitraire) de la répartition pour la première année : je voulais sans doute évoquer la totalité des lieux en un minimum de temps.

À partir de la seconde année, la distribution cessera d’être arbitraire, l’application des bi-carrés lui donnant sa nécessité.

Il importe peu, finalement, que la succession des lieux de mois en mois soit souvent identique, dans la mesure où l’espace séparant deux textes est toujours perçu comme important par rapport à une activité écrivante.

Il est trop tôt pour commenter l’entreprise. Je commence à m’apercevoir que cette insertion du temps dans un écrit a pour conséquence première de privilégier le métalangage. Je ne suis pas tellement attentif au passé, mais surtout à l’entreprise elle-même ; en choisissant de décrire le vieillissement des lieux (et mon vieillissement), j’accentue tout ce qui insiste sur le projet lui-même : j’écris des traces ; je n’écris qu’en projetant les textes dans cet avenir de douze ans où ils s’éclaireront l’un l’autre, où ils n’éclaireront, finalement, que le projet lui-même.

L’intérêt des bombes du temps22 est double : il laisse quelque chose d’un passé supposé annulé par une catastrophe ; il renseigne surtout sur la pensée de ceux qui ont suffisamment cru au temps pour concevoir l’idée d’une bombe du temps. Il en va de même de mon projet.

On pourrait déjà se demander si l’accumulation des textes va produire un texte différent. Quel sera exactement mon travail au 1er janvier 1981 ? Relire et publier ? Établir un index ? (Sans doute.) Tout réécrire, en ne me servant de ces textes que comme de notes ?

Ces métatopiques deviendront-elles (ou ils) plus importants que les textes eux-mêmes ?

NOTES

1 Café-restaurant situé boulevard Saint-Germain, non loin du carrefour de l’Odéon, et fréquenté par les étudiants et les gens désargentés dans les années cinquante et soixante. Le Je me souviens n° 261 l’évoque (JMS, p. 840).

2 Voir le texte 5, n. 12.

3 Voir le texte 5, n. 10.

4 Voir le texte 10, n. 10. La relation entre « Denfert » (Denfert-Rochereau) et Alésia mentionnée plus loin appartient à la même configuration spatiale, aux « lieux » de De M’Uzan.

5 Voir le texte 11, n. 2.

6 Voir le texte 10, n. 9.

7 Sylvie Weil : fille du mathématicien André Weil et nièce de la philosophe Simone Weil, professeur et écrivain. En 1981, elle publie avec Louise Rameau Trésor des expressions françaises (éditions Belin) pour lequel Georges Perec écrit une préface (reprise dans ECTRI, p. 961-964). Catherine Bousquet : journaliste scientifique, auteur d’ouvrages de vulgarisation sur les sciences de la vie, amie de Sylvie Weil entre autres ; « ici présente », c’est-à-dire au Moulin d’Andé, où Perec écrit ce texte.

8 John Sturges : metteur en scène de cinéma américain, surtout célèbre pour ses westerns, genre qu’affectionnait tout particulièrement Perec.

9 Huguette Guérinat, sœur de Philippe (dont il est question dans le paragraphe précédent) ; voir le texte 5, n. 5.

10 En 1956 et 1957, le théâtre « Gaîté-Montparnasse » est fermé ; Perec parle donc probablement du « Théâtre Montparnasse » (longtemps dirigé par Gaston Baty, nom qu’il mentionne plus bas ; en outre, dans le texte 77, un autre « souvenir » de Gaîté, il parle bien du « Théâtre Montparnasse » à propos du même événement). Roger Planchon n’a monté aucune pièce de Shakespeare ces deux années-là ; il s’agit plutôt de son spectacle Falstaff (seconde partie de Henry IV, la première étant intitulée Le Prince), effectivement joué au « Théâtre Montparnasse » (ce que confirme Perec lui-même dans le texte 121) mais en 1959. Dans le texte 77, Perec parle d’un Henri ou d’un Richard, dans le 99, d’un Richard III et dans le 121 s’interroge sur un éventuel Henri III

11 Acteur de théâtre et de cinéma, mais aussi chanteur et artiste de music-hall.

12 « Champo » pour rue Champollion.

13 « Duv. » pour Duvignaud, Jean (voir le texte 3, n. 17). Marée basse est sa première pièce, que mit effectivement en scène Roger Blin, avec Laurent Terzieff, dans des décors du peintre Jean-Michel Atlan (qui était un ami de Jean Duvignaud), et avec une musique de Maurice Jarre, au « Théâtre des Noctambules », rue Champollion, en 1956. Perec en fit un compte rendu (peut-être destiné à La Nouvelle NRF), plutôt positif (alors que la pièce connut une presse sévère), mais qui ne fut pas publié. Duvignaud le fit paraître dans Le Pandémonium du présent (Plon, 1998, p. 78-80), en signalant par erreur une édition dans Arguments Le texte est repris dans ECTRI, p. 515-516.

14 Ce que Perec appelle la « place Montparnasse » est en fait la place du 18-Juin-1940.

15 Voir le texte 3, n. 3.

16 Institut des hautes études cinématographiques, actif de 1943 à 1986, date à laquelle il est intégré à la Fémis.

17 Ce cinéma est cité sous le nom de « Royal Passy » (aujourd’hui « Majestic Passy ») dans deux Je me souviens, les nos 30 et 423 (JMS, p. 804 et 866).

18 Claude Burgelin, ami de Perec depuis l’époque de La Ligne Générale ; avec Georges Perec, Paul Fournel, Béatrice de Jurquet et Harry Mathews il participe à l’écriture de La Cantatrice sauve, « La Bibliothèque oulipienne », 1981 ; on lui doit de nombreux articles et diverses études sur Perec (dont Georges Perec, Seuil, coll. « Les Contemporains », 1988 ; Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre. Perec avec Freud – Perec contre Freud, Circé, 1996 ; une partie des Mal nommés, Seuil, « La Librairie du xxie siècle », 2012 – dans cette dernière collection, il est l’éditeur et préfacier de divers volumes posthumes de Perec : L.G. Une aventure des années soixante, 1992 ; Le Condottière, 2012 ; L’Attentat de Sarajevo, 2016 ; il est en outre le préfacier de ce volume). L’agenda de Perec pour l’année 1969 mentionne, en date du dimanche 5 janvier : « Cantate 51 / Claude / JL / Sylvia, Lamblin / St Cloud EB » (FGP 25, 12 r°) (Claude Burgelin, Jacques Lederer, Sylvia Lamblin-Richardson, Bernard Lamblin accompagnent Perec à ce concert où est donnée la Cantate 51 de BachJauchzett Gott in Allen Landen ») ; le soir, Perec dort à Saint-Cloud, chez Ela Bienenfeld).

19 Universitaire, notamment spécialiste des œuvres de Rabelais et de Montaigne, qui fut un ami de Perec sur lequel il a écrit divers articles. Il fut également président de l’Association Georges Perec.

20 Marianne Lamblin (puis Saluden), leur fille aînée. Elle et sa sœur Sylvia sont les actuels ayants droit de Georges Perec.

21 Voir le texte 1, n. 3.

22 « Je ne sais pas si vous savez ce que c’est que les bombes du temps : ce sont ces objets que l’on enfouit très, très profondément sous terre pour que, dans des millions d’années, des cosmonautes, non, pas des cosmonautes, les extra-terrestres, les découvrent et s’aperçoivent qu’on aimait Elvis Presley, le coca-cola, et Jane Mansfield » (Georges Perec, « À propos de la description », ECTRI, p. 597). Dans Espèces d’espaces, « Les Lieux (Notes sur un travail en cours) », Perec écrit que « cette entreprise […] n’est pas sans rappeler dans son principe les “bombes du temps” » (EE, p. 100).

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