1. Jussieu, souvenir 1
Souvenir
La place Jussieu
27 janvier 1969
CHU Saint-Antoine1
C’est une place presque triangulaire. Un terre-plein planté de trois grands arbres en constitue le centre. Là se trouvent la sortie du métro ainsi qu’un éventaire de marchand de journaux. Y a-t-il ou non une colonne Morris annonçant les concerts ? En période électorale on y voit aussi des panneaux électoraux : le bureau de vote doit se trouver derrière la place, tout au fond, dans un endroit où je ne suis pratiquement jamais allé.
Ce n’est pas la rue Jussieu mais, comme je viens de le vérifier sur un plan non évocateur, la rue Linné qui va de la place à la rue Lacépède. La rue Jussieu, elle, descend sur Cardinal-Lemoine, longeant l’ex Halle-aux-vins.
Du triangle, je n’ai jamais parcouru que le plus long côté (d’ailleurs légèrement s’incurvant) défini par la suite des rues Linné et Jussieu.
Qu’y a-t-il de remarquable place Jussieu ? Une maison d’abord, à la façade surchargée de sculptures, maison presque noire. Je n’y suis jamais entré, bien qu’y vivent des gens que je connais (Nacht2).
Il y a aussi, juste au-dessous de cette maison, un café-restaurant avec une décoration modern style du plus mauvais goût. On y voit des vendanges et des vendangeuses à jupe troussée, le tout s’accompagnant de textes à la gloire de la treille.
Il y a aussi, en face, un tabac tout petit, un autre café, l’amorce, assez jolie, de la rue des Boulangers, escarpée et étroite.
Tout un côté du triangle est constitué par le haut mur bordant l’ex Halle-aux-vins duquel nous vîmes, alors que nous3 habitions encore ce quartier, surgir la faculté des sciences.
Il doit y avoir un banc sur le terre-plein.
Il y a peu de souvenirs spécifiquement attachés à ce lieu. Plusieurs fois j’y suis allé, le matin, avec P[aulette]. Elle prenait le métro (jusqu’au Palais-Royal4) cependant que je continuais par la rue Linné pour aller chercher le 86 (pour aller à Saint-Antoine). Ceci n’a pu durer que quelques mois, entre juin et novembre 65 (après le déménagement du labo de la rue des Saints-Pères au CHU Saint-Antoine) (avant notre propre déménagement)5.
Auparavant nous prenions tous deux le métro mais pas la même ligne. Elle prenait la ligne Italie- ? qui va au Palais-Royal (et de là à Cadet etc. jusqu’à Clignancourt ?) et moi Auteuil-Austerlitz jusqu’à Mabillon : les deux lignes étant exactement parallèles et le mur les séparant s’ouvrant par endroits, nous nous disions parfois bonjour chacun sur notre quai6.
Jussieu fut station à changement, plus « notre » station que Monge pourtant plus proche. Mais j’ai peut-être plus de souvenirs de la place Monge, à cause d’un café où l’on allait souvent (avec Crubs, avec Monique un soir, avec Nour7), à cause de Varin (dentiste), du marché, du point de vente de L’Huma Dimanche.
Nous passions souvent place Jussieu. Un jour je me souviens qu’il y fit très froid. L’endroit était facilement désert.
Un matin j’ai rencontré un ancien camarade de classe devenu agrégé d’histoire. Je crois me souvenir qu’il a écrit un livre (chez Julliard) sous un pseudonyme que j’ai oublié. Je ne l’ai plus revu8.
Je ne me souviens pas avoir jamais attendu qui que ce soit dans ce coin.
Jacques Joly (et Emmanuelle)9 habitaient juste derrière, rue Guy-de-la-Brosse.
Un restaurant voisin, « Le Buisson Ardent », ou « Chez Ray », rue Jussieu, fut notre bistro favori pendant plusieurs années. Le meilleur repas que nous y fîmes fut un déjeuner, avec P[aulette] et ma tante10. Nous y avons surtout dîné et le plus souvent à deux. Nous prenions une bouteille de vin, un pâté des Landes, deux filets. Les pommes de terre dauphinoises étaient excellentes11. L’endroit était parfois fréquenté par les « normaliens » et aussi les « Lyonnais » (Glucksmann, Brochier, Bellour, Michaud12).
Nous y avons dîné pour la dernière fois en juillet 68 (ou juin). Il pleuvait ? Juste en face de nous un garde mobile veillait au salut de la fac depuis peu reprise aux étudiants.
1 C’est dans cet hôpital que travaille alors Perec, plus précisément au « laboratoire associé 38 » du CNRS, spécialisé en neurophysiologie, sis dans les locaux du CHU Saint-Antoine au 27 rue de Chaligny, dans le douzième arrondissement. Il fut employé comme documentaliste par ce laboratoire (qui occupa successivement plusieurs locaux à différentes adresses) d’octobre 1961 à septembre 1978.
2 Marc Nacht, journaliste, qui habitait effectivement place Jussieu, vendit aux Perec l’appartement de la rue du Bac. Voir également les textes 79 et 101.
3 Ce « nous » concerne Georges et Paulette Perec qui habitèrent non loin de là, 5 rue de Quatrefages, de 1960 à 1966 (Sylvie et Jérôme, les deux personnages principaux des Choses, habitent quant à eux au 7 de la même rue, numéro qui n’existe pas) – on peut voir quelques vues de cet appartement dans le numéro de l’émission de télévision Lire consacré à Georges Perec à l’occasion de la parution des Choses le 9 novembre 1965 (site de l’INA) ; au moment où Perec commence Lieux, il a rompu avec Suzanne Lipinska et repris (pour peu de temps) une vie commune avec Paulette dans l’appartement du 92 rue du Bac acheté par le couple en 1966 ; Georges et Paulette ne devaient emménager encore plus près de la place Jussieu, au 13 rue Linné (mais dans deux appartements différents, lui au rez-de-chaussée, elle au quatrième), qu’en 1974, après leur séparation définitive au tout début de l’année 1970. Les lieux de vie parisiens de Perec sont évoqués par ses proches et amis dans le film de Bernard Queysanne Propos amicaux à propos d’« Espèces d’espaces », La Sept / Arte, 1999, 71 min.
4 Paulette Perec travaille depuis le début de l’année 1965 à la Bibliothèque nationale de France, site Richelieu.
5 Quand Perec commença à y travailler en 1961, le laboratoire de neurophysiologie, dirigé par Paul Dell, était situé dans l’hôpital Henri-Rousselle (lui-même implanté dans l’enceinte de Sainte-Anne) ; peu de temps après, André Hugelin transféra ses activités à la Nouvelle Faculté de médecine, rue des Saints-Pères, où Perec le suivit, avant une autre migration, en 1965, au CHU Saint-Antoine (et une dernière, début 1976, à Gif-sur-Yvette) ; « notre propre déménagement » fait allusion au passage du couple Perec de la rue de Quatrefages à la rue du Bac ; il n’eut pas lieu en novembre 1965 mais au printemps 1966.
6 À la station Jussieu, Paulette Perec prend la ligne 7 (qui va alors de la Mairie d’Ivry – et non de la Place d’Italie, lieu par lequel elle passe néanmoins – à la Porte de la Villette – le point d’interrogation de Perec ; c’est la ligne 4 qui va jusqu’à la Porte de Clignancourt) tandis que Georges Perec prend la ligne 10, qui va alors de la Gare d’Austerlitz à la Porte d’Auteuil.
7 Crubs : surnom de Jean Crubellier, ami de Perec depuis l’époque de La Ligne Générale ; son patronyme apparaît clairement ou de façon cryptée dans de nombreux textes de Perec (notamment dans le nom de la rue Simon-Crubellier où se trouve l’immeuble de La Vie mode d’emploi). Monique : Monique Gontier, amie de Paulette et Georges Perec, qui fut un temps l’épouse de Michel Martens, membre de La Ligne Générale. Nour : Noureddine Mechri ; ami tunisien de Perec depuis le lycée d’Étampes et que ce dernier présentait souvent comme son « frère ». Leur amitié dura toute leur vie. Mechri, qui travaillait dans les milieux du cinéma, participa à divers projets ou réalisations cinématographiques de Perec (adaptation des Choses, Un homme qui dort, L’Œil de l’autre) et Perec écrivit pour son mariage en août 1981 « Noce de Kmar Bendana & Noureddine Mechri » (dans BPBA, p. 67-72). Voir à son propos l’échange de lettres entre Perec et Jacques Lederer d’août 1960 à l’occasion de la relation amoureuse de Mireille Archinard (future épouse de Jacques Lederer) avec Noureddine Mechri (CPL, p. 569 et suiv.).
8 Il s’agit de Bernard Quilliet, condisciple de Perec en hypokhâgne au lycée Henri-IV avec qui il entreprit de créer une bande dessinée : Les Aventures extraordinaires d’Enzio, le petit roi de Sardaigne (dessins de Quilliet et textes de Perec – voir L’Herne, Georges Perec, 2016, p. 13-26). Il écrivit sous le pseudonyme de Bernard Soanen une « fiction de guerre » intitulée L’Insolente Nation (Julliard, 1964). Voir la fin du texte 24 et celle du texte 101.
9 Jacques Joly : relation amicale de Perec, particulièrement à l’époque de La Ligne Générale, et spécialiste de cinéma ; il fut l’époux d’Emmanuelle Genevois-Joly, spécialiste de littérature italienne et traductrice.
10 Esther Bienenfeld, la tante paternelle de Perec qui, avec son mari David, le recueillit à Villard-de-Lans durant l’Occupation et après la mort de ses parents. Esther était appelée « Mamy » par sa famille (voir le texte 78) ; aînée des enfants Peretz, elle s’était occupée de ses frères et plus particulièrement du plus jeune, de douze ans son cadet, Icek, le père de Georges ; très attachée à ce dernier, elle s’est préoccupée de son bien-être jusqu’à sa mort en 1974 (voir le texte 103). Esther et David ont habité au 18 rue de l’Assomption, après la guerre et jusqu’à la fin des années cinquante.
11 L’attention portée à la nourriture est fréquente chez Perec qui, par exemple, en 1974, 1975 et 1976, tint un agenda-journal dans lequel il notait systématiquement ses repas – ce qui donna notamment naissance au texte « Tentative d’inventaire des aliments solides et liquides que j’ai ingurgités en 1974 » qui sera publié dans le n° 65 d’Action poétique en mars 1976 (repris dans IO, p. 97-106).
12 Les « normaliens » sont les amis et connaissances de Perec qui étaient étudiants à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (parmi lesquels notamment Marcel Bénabou – voir le texte 7, n. 13 – et Claude Burgelin – voir le texte 12, n. 18). Les « Lyonnais » sont un autre groupe d’amis – André Glucksmann (philosophe), Jean-Jacques Brochier (journaliste littéraire), Raymond Bellour (critique et universitaire, spécialiste du cinéma), Jean Michaud-Mailland (cinéaste – Perec écrit parfois « Maillant » mais nous avons harmonisé l’orthographe de ce nom), ayant tous effectivement des liens avec la ville de Lyon ; ils furent en outre tous quatre impliqués à des titres et des degrés divers dans un projet d’adaptation cinématographique des Choses en 1965-1966 (voir David Bellos, GPUVDLM, p. 350 et suiv. ; voir aussi « En marge des Choses », dans Œ1, p. 108-112).