83. Saint-Honoré, souvenir 4
TERI
CHRISTINE
DEREK
SYLVAIN1
8/9-7-72
Jusque vers 1 h 30 chez Jean avec beaucoup d’élèves à lui (Corbeau, Bourdin(s), Lagrotte (?), Virilio) ; Jean et Anne2.
Vers 1 h 30 départ en 3 ou 4 (?) voitures pour « Le Rosebud » – complet. Nous allons au « Scott », bar tout proche. L’endroit déplaît. Sylvain, rencontré sur ces entrefaites, propose « Adrien » (bar à putes décoré, entre autres, d’un Magritte).
Nous n’y restons pas très longtemps. Je propose à Teri et Derek de venir chez moi fumer un peu. On y va avec Christine et Sylvain.
Deux cigarettes et demie à peine. Le jour se lève. Nous sommes heureux.
11.7.72
vers 16 h 30
En train de Dinard à Paris ; entre Rennes et Paris à 140 km/h. Dans un compartiment que seuls Nour et moi occupons.
Souvenir de la rue Saint-Honoré (juin)
Km 347
Il y a eu deux rues Saint-Honoré.
La première fut une époque de grande misère ou en tout cas de grande solitude : j’habitais au 6e (ou 7e ?), chambre étroite dont j’ai gardé le souvenir précis pour l’avoir décrite dans Un homme qui dort. J’avais très peu d’amis : un peu Michel3 (nous avons été acheter ensemble des alcools – crème de banane ! – au « Prisunic » de la rue des Pyramides), J[acques] L[ederer] qui un jour m’a laissé un mot me jurant qu’il ne gravirait plus jamais mes six étages sordides, Milka et Jarko, Amor et Paulette – Nour, je crois, était aux États-Unis ou très pris par l’IDHEC. C’était l’année 56-57.
Traversée de Vitré : Km 335. Collines ensoleillées, bocages, vaches.
Par Edgar Morin, j’avais trouvé un petit travail (jadis accompli par Claude Frère ?) chez Veinstein, à l’Arsenal4.
C’est aussi l’époque de l’analyse (trois fois par semaine chez De M’) et de tous ses phénomènes connexes (traîner, cinéma, tilts5). Je ne me souviens plus de ce que faisait à l’époque Philippe G[uérinat].
J’écrivais ? Notes douloureusement accouchées pour L. N.6 ?
Rapports de lectures (?!) pour Jour et Nuit (Détective, Horoscope) et traductions pendant un mois d’horoscopes7 ; premier argent : le costume brun et le manteau vert.
Période d’inhibition maximum.
À tel point que le voyage en Yougoslavie à la recherche (?) de Milka en dénoue au moins une : l’écriture (d’où L’Attentat de Sarajevo : clôture de l’analyse ; armée).8
La deuxième rue Saint-Honoré est précisément liée à l’armée : je suis nommé à l’État-Major des TAP à Paris, ministère de la Guerre : bureau avec un lieutenant (Molitor)9, un adjudant-chef (il m’a écrit une fois depuis)10 et un deuxième classe nommé Labove. Huit heures de bureau. Ça dure six mois ; pendant ce temps D[ominique] K[leman], Marceline, Jeannette, La Ligne Générale.
La chambre n’est pas indépendante mais au premier et assez grande. J’écris Gaspard pas mort en 3 semaines (contrat avec Lambrichs), 75 000 francs d’avance. Repas chez « Androuet »11.
Période de grande dèche : les jours de solde je mange au « Franco-Suisse » ; le reste du temps, conserves achetées au ministère de la Guerre (d’où rage de dents, quasi début de scorbut).
Km 307
En repensant à cette époque je me dis que les choses allaient bougrement vite. C’étaient les six premiers mois de 59 (il y a 13 ans !).
Traversée d’une belle ville. C’est Laval : rivière, toits d’ardoise, églises.
Km 298. Campagne riante ; il fait merveilleusement beau.
Neau : Km 275
(À moitié assoupi dans une longue rêverie bien loin de la rue Saint-Honoré.)
Évron
Fromageries Bel
La Vache qui rit
Éoliennes
[Km] 268
Souvenirs particuliers de la rue Saint-Honoré ?
Les numéros ? 259 ? 19312 ?
Le fourreur J. Tacheff et un jeu de mots stupide de Jacques13.
Le radiateur soufflant Congo14 ?
Les nuits blanches avec les repas dans un self-service près des Champs-Élysées (« La Table d’Hôtes » qui, je crois, un peu plus tard brûla).
Conversations avec R[oger] K[leman] dans sa minuscule chambre de bonne : sur Masaccio.
Les phares : Lowry, L’Âge d’homme 15.
Les repas à La Villette.
Arrivée au Mans.
Le compartiment s’est rempli : quatre hommes gros et mûrs et laids.
L’un de mes grands jeux (appris à la Libération) lorsque je suis dans un train qui va vite et que j’ai réussi à repérer les bornes kilométriques (cela n’est possible, généralement, que dans le sens province-Paris) consiste à éviter de regarder les kilomètres mais non les centaines de mètres, pendant le plus longtemps possible. En l’occurrence, suis parti au kilomètre 185. Le jeu consiste aussi à estimer où l’on en est. Mettons 165. En fait 176 ! Grosse mistake (due en partie au fait que je crois mettre beaucoup de temps à écrire). Je repars à 174. Cette fois-ci sans écrire. La Ferté-Bernard, disons 168 : j’ai bon, mais c’était juste ; lorsque je l’ai pensé c’était plutôt 169.
End of game.
(Son rôle à la Libération16…)
[Km] 150
Nogent-le-Rotrou
Près [de] 18 h 30
Temps toujours aussi splendide.
1 Ces noms figurent écrits en majuscules au début de la première feuille, comme une distribution théâtrale. Dans son agenda pour l’année 1972, Perec note à la page du 8 juillet : « McLuhan / de Kerkhove / Christine / Sylvain Michaux » (FGP 18, 4, 4 v°). Christine : probablement Christine Joannidès (poétesse, lectrice de Perec, entrée en contact avec lui par lettres puis lui rendant visite) que Perec voit beaucoup à ce moment-là si nous en croyons son agenda pour 1972 et sa correspondance (dans certaines lettres, elle manifeste justement son intérêt pour Cause commune – voir note suivante) ; Teri : peut-être Teri McLuhan, fils de Marshall McLuhan (qui contribua à Cause commune), scénariste et réalisateur américain, ou bien Teri Wehn Damisch, cinéaste, scénariste et productrice, épouse du philosophe et historien de l’art Hubert Damisch (Perec connaissant bien le couple – à propos d’Hubert Damisch, voir le texte 28, n. 23) ; Derek : Derrick de Kerckhove, sociologue proche de Marshall McLuhan dont il est à partir de 1968 l’assistant et le traducteur, tous deux ayant contribué à Cause commune ; Sylvain Michaux : personne non identifiée. On peut comprendre du passage qui suit que Christine, Teri et Derek étaient avec Perec chez Duvignaud.
2 Cette soirée ou réunion chez Jean et Anne Duvignaud (qui habitaient alors dans le quartier de la place d’Italie, plus précisément rue de la Glacière – voir le texte 17) est vraisemblablement en rapport avec la revue Cause commune, fondée quelques mois auparavant par Jean Duvignaud, Pascal Lainé, Paul Virilio et Georges Perec (neuf numéros furent publiés chez Denoël-Gonthier de mai 1972 à février 1974 ; puis elle fut éditée sous forme de volumes thématiques par Christian Bourgois dans la collection « 10/18 » : six livraisons entre 1975 et 1979) – à propos de cette revue, voir la notice de « Le grabuge » (discussion sur le thème de la violence parue dans le n° 4 de Cause commune) par Dominique Bertelli et Mireille Ribière, dans Georges Perec, Entretiens et Conférences, Nantes, Joseph K., 2003, t. 1, p. 121-122 (présentation partiellement reprise dans ECTRI, p. 186) ; voir aussi Jean Duvignaud, Perec ou la cicatrice, Arles, Actes Sud, 1993, p. 50-55. Une collection « Cause commune » fut créée chez Denoël-Gonthier, qui ne connut qu’un seul titre, La Boutique obscure. 124 rêves, de Perec, en 1973. Dans Cause commune, Perec publia les textes suivants : « Autoportrait. Les gnocchis de l’automne ou réponse à quelques questions me concernant » (n° 1, mai 1972) ; « Six rêves » (n° 2, juin 1972) ; « Fonctionnement du système nerveux dans la tête » (n° 3, octobre 1972) ; « L’orange est proche » (ibid.) ; « Le grabuge », entretien avec Georges Perec, Georges Balandier, Jean Duvignaud et Paul Virilio (n° 4, novembre 1972) ; « Approches de quoi ? » (n° 5, février 1973) ; « Chalands et nonchalants » (n° 7, octobre 1973) ; « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » (« Le Pourrissement des sociétés », 1975/1) ; « Les lieux d’une ruse » (« La Ruse », 1977/1). Jean-Pierre Corbeau, sociologue, fut effectivement un étudiant puis un collaborateur de Jean Duvignaud ; Alain Bourdin (sociologue et urbaniste) et sa femme – d’où le « s » à la fin de leur nom – ont participé à Cause commune ; Lagrotte : sans doute plutôt Lagoutte puisque dans son agenda-journal de 1974, Perec relate une réunion de Cause commune en date du 9 mars où il note la présence, entre autres, de « Virilio, Bourdin et sa femme, Corbeau, Lagoutte » (FGP 43, 3, 49 r°) – Jean Lagoutte, universitaire, spécialiste de théâtre et sociologue (il a cosigné avec Jean Duvignaud en 1974 Le Théâtre contemporain, publié chez Larousse) ; Paul Virilio : urbaniste et essayiste, professeur puis directeur de l’École spéciale d’architecture de Paris, fut à l’origine de la rédaction d’Espèces d’espaces (écrit en 1973-1974) par Perec – qui lui doit aussi le terme « infra-ordinaire ». Voir Paul Virilio, « L’inertie du moment », dans L’Arc, Georges Perec, 1979, n° 76, p. 20-22 ; ainsi que « Un homme qui marche », dans PGP, p. 157-162.
4 André Veinstein qui avait créé à la Bibliothèque de l’Arsenal le département des arts du spectacle de la BNF. Pour Edgar Morin et cet épisode, voir le texte 5, n. 3 ; Claude Frère : écrivain.
6 L. N. : Les Lettres Nouvelles ; pour l’épisode, voir le texte 28, n. 18.
7 Voir le texte 5, n. 19.
8 Voir le texte 5, n. 2.
9 Voir le texte 5, n. 7 ; TAP : troupes aéroportées.
10 Il s’agit d’un certain Vienney dont la lettre de félicitations pour l’obtention du prix Renaudot pour Les Choses avait été conservée par Perec (FGP 82, 11).
11 Voir le texte 5, n. 8 et 20. Ce passage illustre particulièrement bien de nouveau (voir le texte 71, n. 3) ce que Perec attend de ce retour programmé sur souvenirs : un forcement de la mémoire (puisque les « souvenirs » précédents n’avaient fait émerger que le contrat et que se précise ici maintenant le montant et le repas qui s’ensuit dans un restaurant gastronomique – célèbre pour ses fromages puisqu’il était associé à une crèmerie).
12 En fait, les deux adresses de Perec rue Saint-Honoré furent, chronologiquement, au 203 puis au 217.
13 Voir les textes 105 et 127 pour l’explicitation de ce jeu de mots.
14 Il s’agit d’un modèle de la marque Calor ; au chapitre lii de La Vie mode d’emploi, qui récrit Un homme qui dort, apparaît « un radiateur à ailettes, type soufflant, modèle Congo » (et Perec a écrit plus haut dans ce texte que sa chambre de la rue Saint-Honoré a servi de modèle pour celle du narrateur-personnage d’Un homme qui dort).
15 Les phares : allusion au célèbre poème de Baudelaire célébrant ses maîtres en peinture. Pour Lowry et l’importance qu’eut pour Perec Au-dessous du volcan, voir le texte 26, n. 20 et le texte 51, n. 15. L’Âge d’homme de Michel Leiris (pour l’importance de Leiris, voir la lettre de Perec à ce dernier qui accompagne le texte 50).
16 Au chapitre xxxv de W ou le souvenir d’enfance, Perec explique l’origine de ce jeu, à l’occasion du voyage en train qui le ramène à Paris après la Libération : « Le voyage jusqu’à Paris a duré très longtemps. Henri m’a appris à mesurer les kilomètres en repérant sur le bord extérieur de la voie de droite (quand on va vers Paris ; cela rend l’observation presque impossible quand on vient de Paris, car les signaux sont alors au ras du wagon d’où on les regarde) les panneaux à chiffres blancs sur fond bleu indiquant le nombre de kilomètres qui nous séparaient de Paris, les centaines de mètres étant indiquées par des piquets blancs, à l’exception du cinquième, qui était rouge. C’est une habitude que j’ai conservée et je ne crois pas avoir fait depuis de voyages en train, qu’ils durent une heure ou une demi-journée, sans m’amuser à voir défiler les cent mètres, les demi-kilomètres et les kilomètres à une vitesse aujourd’hui considérablement plus grande que lors de ce voyage de retour » (Œ1, p. 774).