81. Assomption, souvenir 4
Mai mil neuf cent soixante douze
Souvenirs de la rue de l’Assomption
(Vendredi 7 juillet, vers 11 h 30, avenue de Ségur1)
Je suis passé, il y a moins d’une semaine, rue de l’Assomption. Comme d’habitude je sortais de l’ORTF, cette fois-ci pour rencontrer un nommé Colas, que Trutat a chargé de mettre en ondes Fonctionnement du système nerveux dans la tête 2 : Colas semble à peu près incapable de prononcer plus de quatre mots de suite (d’où l’impression – c’est sans doute pour cela que Trutat l’a choisi – que cette pièce va déclencher quelque chose en lui). L’entretien (si l’on peut appeler cela un entretien) a donc duré beaucoup moins de temps que je n’avais prévu (à peine une heure au lieu de toute l’après-midi) et je suis allé rendre visite à ma tante qui n’était pas là.
Je ne garde pas de souvenirs très précis de cette énième remontée de la rue de l’Assomption. Il me semble, passant devant le 18 dont la porte était entrouverte3, que le vestibule a notablement changé, qu’il est maintenant orné de fleurs ou de plantes vertes en pot. Dans l’immeuble neuf juste à côté, il y a des appartements et des boxes à louer ; j’ai remarqué aussi que la petite brocanteuse peu avant la rue Davioud pratiquait des prix prohibitifs ; je me souviens aussi du magasin qui s’appelle « Esthétichien » car je me suis demandé comment un tel magasin pouvait survivre ; sur la porte, il y a un petit placard annonçant les heures d’ouverture du « salon de beauté » ; en devanture, des coussins et des paniers de vannerie.
On peut facilement vectoriser la rue de l’Assomption. Il me semble que c’est la première fois que je le fais, mais cela m’apparaît comme évident : il y a le côté de chez Smith, vers le bas de la rue ; et le côté de chez Rigout, vers le haut4. Chose curieuse, la symbolique de ces deux lieux s’avère contradictoire (mais c’est peut-être ce qui fait son intérêt ?) : alors que le bas de la rue appartient (toutes proportions gardées et sans tenir compte des modifications apportées par la construction de la maison de l’ORTF) au petit-bourgeois, au presque ou vraiment populaire, sinon en tant que tel, du moins par son prolongement « naturel » (pour moi) : le pont5, la rue Linois, Charles-Michels et le 15e, Smith représente au contraire quelque chose comme la bourgeoisie, les cadres supérieurs, l’export-import, la finance, etc. – je ne sais pas ou plus ce que faisait le père de Smith, mais je suppose que c’était dans ces zoos-là6. Je ne sais évidemment pas ce que fait Smith aujourd’hui ; cela doit faire vingt-cinq ans que je ne l’ai pas vu ; je ne me souviens même pas de son prénom, ni de sa figure (ronde, poupine, anglaise ?) : le seul souvenir que j’aie de lui est qu’il avait un jeu de Monopoly dont les rues étaient non pas françaises, mais anglaises, et que cela me stupéfia (d’ailleurs, à y bien réfléchir, le Monopoly est un jeu qui m’a stupéfié ; aujourd’hui encore, et je suis sûr qu’il en est ainsi pour beaucoup, il existe une certaine représentation des « beaux quartiers » (et toute la morale qui s’y attache) directement issue du jeu de Monopoly, non pas dans son aspect spéculatif (encore que) mais au niveau d’une hiérarchie sentimentale qui se confond vite avec un certain droit à l’existence : vivre avenue de Belleville (où je suis quasi né…) : pouah ! rue Lecourbe : beuh… rue de la Paix : aaah7 ! Quant aux rues et avenues non nommées, c’est encore pire, elles n’existent même pas, ce n’est pas exister que d’y vivre (en pensant ceci j’omets que le jeu est quand même et d’abord spéculatif : les joueurs vivent évidemment à Neuilly – il paraît que c’est beau) et ils achètent des rues et des avenues pour y construire des immeubles de rapport, des boutiques et des hôtels.
Pour en revenir à l’autre côté, le côté des Rigout était évidemment le côté des beaux quartiers, celui qui menait au bois et à la charmante voie privée Vion-Whitcomb ou quelque chose de ce genre (du nom, je crois, des deux propriétaires de ladite voie)8 où je faisais du vélo ; par contre, le père de Michel était ouvrier (électricien), bien que fils d’un propriétaire féroce exploitant une demi-douzaine d’immeubles crasseux (c’est sans doute aujourd’hui le père qui les exploite, et ce sera un jour le fils, à moins que les biens n’aient été partagés entre de multiples héritiers, auquel cas il ne reste plus rien à personne et Michel restera cadre technique dans une entreprise d’hydrocarbures ou produits assimilés).
Quant à mon oncle, il est passé du 18 au boulevard Beauséjour, en haut de la rue, illustrant cette loi bien connue (dont on peut trouver instantanément quinze exemples et quinze contre-exemples) que les gens restent dans le quartier qui était le leur ; je ne sais pas ce que veut dire ce « leur » : il me semble que si je retourne un jour du côté de Monge, j’aurai l’impression de revenir dans « mon » quartier (comme P[aulette] rue des Boulangers) ; pas si je revenais dans le 16e.
Ne trouvant pas ma tante, n’ayant rien de précis à faire avant 20 h mais avec l’intention de faire quelques achats pour l’avenue de Ségur9, j’ai ébauché l’un de ces itinéraires que je parcourais si souvent les samedis soir avec Michel : de la rue de l’Assomption à l’Étoile et parfois jusqu’aux Grands Boulevards ; j’ai rejoint la Muette par le boulevard Beauséjour, puis ai pris l’avenue Paul-Doumer. La pluie survenant, j’ai pris un 22 qui passait et suis descendu (après une longue attente embouteillée devant la gare Saint-Lazare) non pas à l’Opéra mais à la gare Saint-Lazare ; j’ai vaguement erré dans un « Prisunic » (intention de me commander quelques tables ou d’acheter quelques lampes) : foule et cohue m’ont abruti très vite et je suis sorti sans rien acheter. Je suis allé voir des très vieux dessins animés (35-40) au « Studio-Universel »10 (un ou deux excellents, les autres mornes ; un Tex Avery génial, intitulé : « Qui a tué ? ») ; puis je suis allé à « La Régence » retrouver Jacqueline, Jacques, Roland Reeves, sa belle-sœur et une amie ricaine : tous ensemble nous sommes allés voir La Station Champbaudet et nous avons dîné aux Halles dans un sale endroit qu’un accordéoniste bruyant rendait plus insupportable encore11.
1 Voir le texte 79, n. 1.
2 Alain Colas, producteur à France Culture. En mars 1971, Perec conçoit un nouveau projet de Hörspiel pour la radio allemande (cette fois-ci la WDR, la Westdeutscher Rundfunk), Fonctionnement du système nerveux dans la tête ; finalement, ce projet traîne et Perec ne commence à l’écrire qu’à l’automne (en outre, fin 1971, il se consacre avec Helmlé et Drogoz à la création d’un autre Hörspiel pour la SR, la Süddeutscher Rundfunk : Konzertstück für Sprecher und Orchester). Fonctionnement… est traduit en allemand par Eugen Helmlé (Der Mechanismus des Nervensystems im Kopf) et diffusé par la WDR le 15 juin 1972, tandis que le texte français est publié dans le n° 3 de Cause commune (octobre 1972, p. 42-55), revue lancée par Jean Duvignaud, Pascal Lainé, Paul Virilio et Georges Perec en mai de la même année (voir le texte 83, n. 2). Sans doute Perec avait-il entre-temps songé à une diffusion radiophonique du texte français (projet dont il est ici question mais qui, à notre connaissance, n’eut pas de suite, même si la production en fut bien confiée à Alain Colas). Alain Trutat (ancienne connaissance de Perec puisqu’elle remonte à l’époque de la revue Arguments, donc à 1957) était le producteur de l’Atelier de création radiophonique à France Culture avec qui Perec réalisa Diminuendo, AudioPerec et Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 Sur Perec et la radio, voir Thomas Baumgartner et David Christoffel, « “Les cocotiers sont arrivés”. Radio Perec », L’Herne, Georges Perec, 2016, p. 142-153.
3 Adresse des Bienenfeld et donc de Perec après leur retour de Villard-de-Lans.
4 Pour Smith et Rigout, voir le texte 26.
5 Il s’agit du pont de Grenelle.
6 « Dans ces zoos-là » : ces eaux-là.
7 Il existe une rue et un boulevard de Belleville, mais non une avenue ; Perec parle ici du boulevard, qui figure effectivement dans la version française du Monopoly (avec la rue Lecourbe) dans le groupe marron, celui des artères les moins chères, tandis que la rue de la Paix figure au plus haut dans le groupe bleu foncé, celui des plus chères. À propos du lieu de naissance de Perec, voir le texte 15, n. 1.
8 Les noms et informations sont exacts (sauf qu’il ne s’agissait que d’un seul propriétaire nommé Vion-Whitcomb, et non de deux).
9 Où Perec, rappelons-le, vient d’emménager.
10 Ce cinéma de l’avenue de l’Opéra, créé en 1933 et disparu en 1973, s’était spécialisé à partir des années cinquante dans la projection de dessins animés.
11 Roland Reeves : ami de Jacques Lederer qui travaillait avec lui à la régie publicitaire de la radio Europe 1 ; il participa en 1973 à la création de l’agence de photojournalisme Sipa Press, ainsi que Phyllis Springer – l’« amie (amé)ricaine » mentionnée par Perec –, par ailleurs journaliste et compagne du fondateur de Sipa Press, Goksin Sipahioglu ; Reeves avait un frère, Francis, dont l’épouse est donc l’autre personne ici désignée. La Station Champbaudet, comédie d’Eugène Labiche, était alors donnée à la « Comédie-Française » (à côté de laquelle se trouve le « Café de la Régence ») dans une mise en scène de Jean-Laurent Cochet. Un large extrait de ce texte est cité dans La Poche Parmentier, pièce que Perec commença à écrire durant l’été 1971 mais qui ne fut représentée qu’à partir du 12 février 1974 au « Théâtre de Nice » dans une mise en scène de Robert Condamin.