63. Saint-Louis, souvenir 3
Lieux
Août 1971
Souvenir de la rue Saint-Louis-en-l’Île1
Mon projet tout entier a été au départ l’unique prétexte de ne pas oublier ce lieu.
Mais que puis-je en dire que je n’ai déjà mille fois dit ou mille fois tu ? (Pur masochisme ou pure complaisance ?)
D’ailleurs, l’Île n’est plus l’unique lieu de S[uzanne] ; il est devenu celui des pitreries, des singeries, des simagrées que j’ai suscitées pour la remplacer (ou pour tromper son absence) : Lucile G[arma], B[arbara] K[eseljevic] : deux exemples ineptes2.
Je n’y passe jamais (et pas plus gare Saint-Lazare3). Je ne tourne même plus la tête quand l’autobus traverse l’Île au pont Sully ; et quand je la tourne, il me faut quelques secondes pour me rendre compte que je suis en train de regarder « par là » et pour détourner la tête.
J’essaie de faire le point : je continue de compter, sinon les jours, du moins les semaines, désespérant d’arriver à un nombre suffisamment grand pour que la notion même d’irréversible commence à prendre un sens. Il y aura bientôt un an que…
Je ne souffre pas, je n’attends pas, je ne nourris presque aucune illusion, je n’arrive à aucune sérénité de la mémoire : son souvenir ne m’émeut même plus, mais c’est encore cette absence d’émotion qui m’atteint le plus.
Objet unique Objet perdu : je recommencerai peut-être à écrire, à fabuler, à construire pour différer.
À chercher dans d’autres corps le reflet du sien.
Objet de fascination et de souffrance : son vide (non pas un creux, mais un vide, une béance : rien à en attendre, simplement avoir le vertige et tomber, s’y engloutir).
Etc.
L’analyse me dira peut-être ce que je cherchais au-delà ?
Derrière cette « fausse » passion qui n’était qu’une façade aveugle, un pan de mur apte à s’écrouler d’un bloc, une fausse vision disparaissant dès que les yeux se dessillent.
Je bois de la Suze.
J’écoute Les Noces de Figaro.
Je la reverrai, évidemment. Peut-être ne m’importe-t-il plus qu’elle vienne à moi, qu’elle cède : j’ai été assez insensé pour croire qu’elle pourrait rompre avec R.4 : elle ne peut évidemment pas rompre, puisqu’elle ne peut pas s’attacher, elle ne peut qu’attacher les autres à elle.
Douleur indolore, incolore et sans saveur.
Divers objets, ici même, portent sa trace : une écritoire, une bouteille (offerte un Noël par Saint-Saulieu5), le cendrier du potier australien, un couffin, les plaques de la cheminée qui sont des dalles de la salle à manger du Moulin, les tisonniers, une bouteille de mirabelle, quelques-unes des piles électriques, une cantine métallique (avec laquelle R[oger] K[leman]6 a quitté le Moulin) : peu de choses en fin de compte.
Gâchis.
Le 3 août 1971
vers 17 h
après un orage
« à quoi bon ? », poème joint au texte 63.
À QUOI BON ?
Toute mon intelligence
Toute ma sensibilité
Toute ma bonté
Toute ma volonté
Toute ma détermination
Toute ma force toute ma faiblesse
Toute ma vie
Toute la sérénité que les jours ont pu
accumuler, que les nuits ont
pu fortifier, que les heures ont pu sanctifier
Ne suffiront jamais à me rendre heureux
Liste de prénoms féminins jointe au texte 63.
[Première liste] 1953 Huguette 1955 une putain 1959 Marceline 1959 Jeannette 1960 P 1965 Mireille 1967 Dominique 1968 S 1968 MNT 1970 Reine 1970 Claudine 1971 Minh 1971 Catherine 1971 Monique |
Liste de prénoms féminins jointe au texte 63.
[Seconde liste] + Hélène Maxine + Chantal + Évelyne Danielle Louise Tamara Gisèle Thérèse Monique C Monique W Dominique PB Stella Nicole F |
1 La date d’écriture effective figure pour ce texte 63 (et par exception dans Lieux) à la fin du texte dactylographié.
2 Lucile Garma : psychanalyste et neurophysiologiste à l’hôpital de la Salpêtrière, spécialiste du sommeil, dont deux lettres de 1970 figurent dans la correspondance de Georges Perec conservée dans le FGP (40, 172 ; 40, 175) ; elle était la compagne de l’ethnomusicologue Gilbert Rouget et le couple habitait effectivement l’île Saint-Louis ; son nom reparaît dans le texte 107 et dans le graphe amical qui l’accompagne. Pour Barbara Keseljevic (qui habitait également sur l’Île), voir le texte 26, n. 34.
3 Où Perec prenait le train pour aller au Moulin d’Andé.
4 Probablement l’acteur et producteur de cinéma Régis Henrion (voir le texte 57, n. 4).
5 Il s’agit en fait du sociologue Renaud Sainsaulieu, qui a fréquenté le Moulin d’Andé (où les sciences humaines étaient assez bien représentées) et y a connu Perec.
6 Roger Kleman fut lui aussi un habitué du Moulin d’Andé.