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« Guettées »

Les Lettres nouvelles, 1977, no 1 (février-mars), p. 61-71

 

1
1er décembre 1969, dix-huit heures

Venant de la nouvelle gare Montparnasse, j’arrive rue de la Gaîté par l’avenue du Maine. Je comptais m’arrêter dans un café connu de longue date, « Aux Armes de Bretagne » (ses saucisses frites, ses tilts) mais il est fermé, apparemment pas pour travaux ; on aurait plutôt l’impression qu’il a fait faillite ou qu’il a été vendu (attente d’une transformation radicale du quartier dans les années qui viennent : la nouvelle autoroute annulera toute la rue Vercingétorix).

Je me rabats sur le café « Les Mousquetaires », presque en face, avenue du Maine (un jour de 55 ou de 56 je suis venu y chercher Jacques et son père qui y faisaient un billard). Les billards sont toujours là. Je crois qu’il y en a cinq. Je ne les vois pas, mais j’entends de temps à autre le bruit caractéristique des boules se heurtant.

Juke-box : Moustaki chante Avec ma gueule de métèque.

Clientèle clairsemée. Beaucoup de solitaires. Un semi-clochard à verre de rouge. Un Coréen (ou Japonais) qui ressemble à un des joueurs du club de go (j’ai l’impression qu’il me regarde comme s’il cherchait à me reconnaître). Deux Algériens. Un jeune barbu, dont l’amie arrive sur ces entrefaites, et qu’un peu plus tard un autre couple rejoint.

C’est un mauvais poste d’observation. On ne voit pas la rue de la Gaîté, mais seulement l’avenue du Maine, mal éclairée, et l’amorce, plus obscure encore, de la rue Vercingétorix.

La sortie du métro Gaîté.

Un lampadaire portant des affichettes du kiosque à journaux :

Nouveau

Spécial dernière (en biais)

Le Tiercé de Monsieur

Contre le lampadaire, sous cette affichette, et, me semble-t-il, en cachant une autre, un cyclomoteur jaune.

Beaucoup de monde dans les rues. Peu de gens suivent la mode (j’essaie d’être attentif à cela) : un manteau très long de faux cuir ; une veste de peau, fourrure à l’intérieur.

Beaucoup de gens ont des paquets.

Des pains.

Petit drame au comptoir. Un homme (un Martiniquais ?) a renversé un paquet contenant, entre autres choses, une bouteille de vin. Il porte une casquette. Le patron à gilet rouge l’aide à réparer les dégâts (on aurait pu craindre pire).

Encore des pains, des paquets, des sacoches.

Travailler fatigue.

Sales gueules fermées. Même les enfants des écoles.

Peu d’oisifs.

Lassitude en haut des marches du métro Gaîté.

De nouveau Moustaki au juke-box.

Les magasins sont peu ou pas éclairés. Une quincaillerie en face des « Armes de Bretagne ». Une lingerie à côté.

Du pain, des paquets, des journaux.

Je quitte mon poste d’observation vers six heures et demie. Je traîne, je donne des coups de téléphone. Je passe devant le théâtre de la Gaîté-Montparnasse où se donne La Mise en pièces du Cid, devant le restaurant « Les Mille colonnes », devant un nouveau magasin de modes (je crois qu’il y avait avant, à la place, une librairie).

Dans les cinémas de la rue de la Gaîté, passent Tout peut arriver, Les Professionnels, Sept hommes pour Tobrouk.

Je passe devant le restaurant « Aux Îles Marquises » et je repars par la rue d’Odessa.

 

2
6 octobre mil neuf cent soixante-dix, treize heures

Je suis dans le petit café en face du Gaîté-Palace. Du côté des numéros pairs, se succèdent, jusqu’à la rue du Maine :

une charcuterie cuisine

« Singer »

« Revil chausseur »

Le Gaîté-Palace (où l’on passe La Chevauchée de la vengeance)

« Les Chemiseries françaises »

« Ferel chausseur »

Il y a des travaux au début de la rue.
Il y a des travaux de réfection à la devanture du Gaîté-Palace.
Immeubles vétustes.
Petites gens ; peu suivent la mode.
Le temps est gris ; il pleuvotte.

Une heure et quart. Le café « Les Trois mousquetaires ».
Buée. Semi-foule. Brouhaha.
Le comptoir a peut-être été refait ; il est en bois clair et en plastique bleu roi.
Bruit des billards au fond.
Peu de circulation somme toute, mais beaucoup de passants.
En face, « Les Armes de Bretagne » (ouvert) : huîtres, coquillages, soupers, Paulanerbraeu (il y a bien écrit « braeu » et pas « bräu »).

Un 28 passe, vide.

Dans les autres cinémas de la rue de la Gaîté, on joue un festival James Bond, et Sortie de secours (avec Régine) ; dans les théâtres, on joue Joe Egg, et Jeux de massacre ; à Bobino, Guy Bedos et Sophie Daumier.
Il y a beaucoup d’électroménagers et de boutiques de modes et fanfreluches.

 

3
Dimanche 31 octobre mil neuf cent soixante et onze

Dix-huit heures

Froid.

Venu à pied par la rue de Seine, la rue de Tournon, la rue de Vaugirard, la rue Guynemer, la rue Vavin, la rue Delambre. Du monde dans les rues, du monde dans les cafés : chaleur humaine : l’hiver déjà.
Au Gaîté-Palace on joue Marqué au fer rouge, avec Chuck Connors.
Je résiste au désir de m’acheter un gros paquet de boules de gomme, ours en guimauve ou pseudo-pâtes de fruits.
Je bois un café à « La Belle Polonaise » (surnommée La Belle Po) ; en face, « La Cage à pulls », avec son enseigne arc-en-ciel, plus loin, « Bobino Pressing », changement de propriétaire ; plus loin (invisible d’où je suis) Bobino : Gilles Vignault.
Promeneurs endimanchés. Clients. Ennui. Groupes. Familles : mari, femme, bébé en poussette, petite sœur. Oisifs seuls, mains dans les poches.

Six heures et demie

Café « Le Gaîté ».
Au Splendid, on joue Hercule et la reine de Lydie (ce n’est pas, comme je le croyais, un film de Cottafavi).
Au théâtre Montparnasse : C’était hier !
À la Gaîté-Montparnasse : Zamfir.
Le petit tabac à côté du théâtre est fermé.

Ici, il y a plus de lumières. Consultations des résultats des courses. Surtout des hommes seuls.

Deux muets à une table parlent par gestes.

Le patron recommande le spectacle de la Gaîté à un de ses amis : « C’est bien, c’est de la musique roumaine… mais c’est bien. »

Discussion sur les résultats du tiercé : on ne sait pas encore combien il rapporte. Le garçon l’a gagné. Un type lui a proposé de le lui racheter 80 000 balles. Le garçon a réfléchi et a refusé.

Un café et une boîte d’allumettes : 1,30 F.

Sept heures moins le quart

« Les Mousquetaires ».
En face de la bouche de métro.
Encore une autre ambiance de café : comment les différencier ?
Ici, c’est beaucoup plus grand.
Un homme dehors, debout, près de la station, lit le journal : résultats des courses, pour autant que je puisse voir, ou bien leurs annonces.
Le kiosque en bois jaune de France-Soir. Manchette du Journal du Dimanche : Dans trois jours, trois minutes pour aller de l’Opéra à l’Étoile grâce à Auber, la plus grande station de métro du monde.

Gens, Flippers.
Peu de monde en fin de compte, mais du bruit (hauteur des plafonds ?).
Billards au loin.
La rue Vercingétorix est noire.
« Aux Armes de Bretagne » : petites ampoules rouges.
À côté, « Singer » : un flot de petite ampoules jaunâtres.

Des gens en bande.
Un homme seul, mangeant un bout de baguette.
Une vieille dame, une baguette à la main.

Peu de voitures avenue du Maine.

Le café que je bois est infect (il n’y a qu’à « La Belle Polonaise » qu’il méritait le nom de café).

Un homme en espadrilles jaunes, un journal plié à la main, va traverser l’avenue du Maine. Il porte une veste molletonnée noire.
Un autre : il tient son journal de la même façon, mais il a un manteau et un chapeau.
Et cœtera.

 

4
23 avril mil neuf cent soixante-douze

Cinq heures

Café « Le Florida » au coin de l’impasse de la Gaîté, en face de l’avenue du Maine.
En face : un magasin de layette : « Catherine. Tout pour l’enfant ».
Juste devant : la tour Montparnasse, récemment arrivée à son point culminant (206 mètres ?). Un drapeau flotte au sommet d’une des grues.
Il fait assez beau. Grands moments ensoleillés.
Du monde dans les rues.
Je suis passé par la rue du Four, où j’ai rencontré Roubaud qui venait lui-même de rencontrer Roger K, puis rue de Rennes où j’ai rencontré V. en compagnie de sa jeune femme (effectivement, journée à flâner).
Dans la rue d’Odessa, il y avait beaucoup de danseurs du dimanche après-midi, sortis (avec un cachet sur le dos de la main) manger une glace pendant – je suppose – un arrêt de l’orchestre : dans la petite impasse il y a plusieurs dancings ; l’un d’eux est le soir un théâtre, je crois que c’est celui où Bud Powell jouait.

Au Gaîté-Palace, on joue Le Chat miaulera trois fois, une comédie avec Francis Blanche en S.S.

La boulangerie M. Avisse, au coin de l’impasse de la Gaîté, vend des glaces.

Je crois avoir vu passer Jacques sur sa moto.

Un père (vieux) et son fils de quinze ans.

Deux copains dans les dix-huit ans.

Des familles.

Des couples. Des couples de couples.

Des gens à chiens. Des baladeurs solitaires.

Dans la rue du Maine, des arbres, un petit jardin public où l’on devine quelques enfants jouant.

Au music-hall Bobino : Rufus.
Dans le cinéma de l’impasse : Murphy (un film de guerre ? avec Peter O’Toole et Philippe Noiret ?).
Au théâtre Montparnasse : relâche pour répétitions.
À la Gaîté-Montparnasse : Le Knack.
Au cinéma au bout de la rue : La Ruée vers l’Or.

Un couple et son fils (5 ans) avec une corde à sauter, laquelle gêne le passage d’une dame :
– Ah ces enfants !
– Si t’es pas capable d’en faire !
Le dialogue se termine par :
– Va te faire lamer ! ( ?)

Cinq heures et demie

« Les Trois mousquetaires ».

Ouvertures sur la rue Vercingétorix barrée aux voitures. Grues. Petit pan de mur bleu (papier peint).

Vers six heures et demie, ayant été voir Jacques, je suis repassé rue de la Gaîté.
Près de Bobino, je remarque un restaurant arabe qui me semble nouveau : « Au Tajine », à côté d’un magasin que je crois avoir déjà vu : « La Boîte à pulls ».

 

5.
27 février mil neuf cent soixante-treize

Sept heures et demie

Venu de l’avenue de Ségur en métro (bondé).
Au café qui est au coin du boulevard Edgar-Quinet et de la rue de la Gaîté.
En face : lingerie layette ; au-dessus un panneau (Affichage Parisien) avec deux affiches électorales du P.C.F. : Nous faisons confiance au P.C.F.

À côté (au no 2 ?) : horlogerie.
Puis une charcuterie-cuisine, encore ouverte : la caissière bavarde avec une cliente blondasse, en noir ; le charcutier sert une jeune fille en blouson jaune.
Le café est peu fréquenté asteure : des joueurs de tilt (sonnette aigrelette).
Dans la rue, apparemment peu de monde.
Canadiennes. Fourrures.
Une vieille vendeuse de France-Soir.
Les joueurs viennent de gagner une partie (ploc caractéristique) : ce sont deux hommes jeunes, en imperméable.
La cliente jaune de la charcuterie sort. Son grand chien l’attendait près de la porte.
Deux autres parties gratuites au tilt.
Une quatrième partie gratuite (à la loterie, il me semble) mais il n’y a plus qu’un joueur, l’autre étant parti, pressé.
Des gens qui rentrent chez eux. Ou qui en ressortent ? Serviettes sous les bras (sacs de sport, sacoches) ou bras ballants.
Dans la charcuterie, tout au fond, des effets de lumières : une sorte de panneau en verre dépoli devient alternativement jaune, vert et bleu. Ampoules genre Noël.
Je bois un café infect : 1,35 F.

Huit heures moins le quart

Au « Florida », en face de la rue du Maine. Au cinéma Gaîté-Palace, on joue La Grande Vadrouille (De Funès, Bourvil, etc…). Puis : « Chemiserie française », et « Ferel chausseur », puis la rue du Maine.
Un peu avant, invisible d’ici, à côté de la charcuterie, un restaurant (nouveau ?) appelé « Vac Club » : menu gargantuesque à 39 F.
Le café est vide, à l’exception d’un coin animé (rires). Les deux tilts (« Now » et « Jungle ») sont vacants. De l’autre côté de la rue du Maine : « Radio Convention » 1er spécialiste Télé-couleur (calicot).
Dans la rue du Maine : « Catherine, layette juniors ».
Sur le même trottoir que le café, de l’autre côté de la petite impasse : Boulanger, Glacier, Pâtissier, Salon de thé, M. Avisse.
« La Chemiserie française » : soldes et fins de séries.
Le café est devenu plus animé.
J’ai bu un Vichy : 2,50 F.

Huit heures dix

Brasserie « Les Mousquetaires », avenue du Maine.
Une suze : 2,90 F.
Devant, un chantier.
Au loin, un immeuble neuf.
« Les Armes de Bretagne » a été transféré ; l’immeuble est toujours debout.
À côté de la sortie du métro, il y a un petit kiosque à journaux (provisoire ?).

De mémoire (il faudrait la développer : jeu de Kim urbain) :

Au Splendid : Dr No.

Au cinéma rénové : Le Dernier Tango à Paris.

À la Gaîté-Montparnasse : Un Pape à New York, mise en scène de Michel Fagadau, avec, entre autres, Jean-Pierre Marielle.

À Bobino : tout un programme (dont Jean Constantin).

Des magasins :

Deux couscous, plus une sorte de snack vendant des casse-croûte tunisiens et des confiseries orientales ;

« La Décothèque » : ameublement, tout-venant contemporain ;

« Les Îles Marquises ».

« Les Mille colonnes ».

À côté de Bobino : « Studio Europa Son ».

Vers huit heures et demie ?

« La Belle Polonaise ».

Beaucoup de magasins de vêtements.

Nouveautés. Cuir. « Natalys ».

Frigidaire. Ex-Monoprix. Etc.

En face :

Une pharmacie (ouverte).

Un restaurant « Au Tajine » (couscous) (au no 18).

« La Cage à pulls » (enseigne arc-en-cielisée).

Coiffeur.

« Bobino-Pressing ».

Dans le café il y a quelque chose comme une ambiance des grands soirs.
Au Théâtre-Montparnasse, on joue : Le Saut du Lit.
Des gens dans tous les cafés alentour.
Au no 14 : « Aux Galeries de la Gaîté ». Crédit gratuit.
Brouhaha.
Non loin de moi, un écrivain (?) a bu une bière, mangé un gruyère sur assiette, et s’apprête à boire un déca.
Il menace de ne pas signer son bon à tirer si Belfond ne lui paye pas ce qu’il lui doit ! il a vu Don Juan, et il va faire un papier sur Brigitte : Adieu Brigitte !
Peut-être vont-ils à Bobino ?

ça sonne à Bobino, dit-on.
Départs massifs, rires.
Bruits du tilt.

 

6.
21 juin mil neuf cent soixante-quinze

Cinq heures

Café « Les Mousquetaires »
Au bout de la rue, sur l’avenue du Maine, un futur gigantesque centre commercial (« Darty Real », et 60 magasins) et derrière, l’hôtel Sheraton.
La rue Vercingétorix n’est plus qu’un vestige.
Les stations de métro ont été changées.
Il y a encore la quincaillerie au coin de l’avenue du Maine et de la rue Vercingétorix.
Presque toute la rue de la Gaîté est éventrée, côté impair.
Les théâtres.
L’un est en relâche.
Dans l’autre on joue La Fleur des mers.
À Bobino : Dzi Croquettes.
Dans les cinémas :

Les jouisseuses.
Police connection.
Les Deux Gousses, de José Benazeraf (photos interdites).

Il n’y a rien à l’emplacement du Monoprix.

Restaurant à couscous.
Pâtisseries arabes.
Restaurants japonais.
Restaurant « Les Mille colonnes ».
Sex-shop au début de la rue.

Temps lourd.